Nathalie Lissenko

Nathalie Lissenko

Si les Américains avaient fait Le Chant de l’Amour Triomphant, Kean ou Le Brasier Ardent, dans un studio équivalent à celui de Montreuil, l’univers aurait su que ces productions, qui comptent parmi les plus intéressantes et les meilleures de l’année, avaient été réalisées dans le plus petit des studios, dans les conditions et avec les moyens les plus simples, et l’univers aurait crié au miracle lorsqu’on lui aurait dit les prodiges d’ingéniosité réalisés par les metteurs en scène.

Mais c’est en France que ces films ont été tournés. Et s’il y a entre nous et l’Amérique un Océan que l’on franchit facilement, il y a un abîme entre nos conceptions, surtout lorsqu’il s’agit de nous faire valoir! Or, si nous ne savons pas exploiter notre réelle valeur, et lui faire rendre ce que nous serions en droit d’attendre d’elle, ne nous refusons tout de même pas le réconfort moral auquel nous donnent droit de pareils exemples.

Il est indiscutable que l’on ne peut manquer de se sentir très confiant sur le sort de notre industrie cinématographique lorsqu’après avoir parcouru les studios newyorkais et californiens, on réserve sa première visite au studio de Montreuil d’où sont sorties, depuis deux ans, de si remarquables productions.

C’est dans sa loge, entre deux scènes des Ombres qui passent, qu’elle tourne en ce moment, que, pour la première fois, je vis Mme Nathalie Lissenko, une des plus brillantes étoiles de la Société Albatros… et du Cinéma français.

Souple, gracieuse, aimable, s’excusant dans le français le plus pur de ne pas interrompre le minutieux maquillage. qui, pour l’instant absorbe toute son attention, Mme Lissenko parle, et il émane d’elle un charme étrange auquel on ne saurait se soustraire.

Si, lorsque fuyant son pays où régnait la terreur, Mme Lissenko était à peu près inconnue à Paris où elle se réfugia en 1920, il n’en était pas de même en Russie où elle était déjà une grande vedette de théâtre doublée d’une parfaite artisté cinégraphique.

À Odessa, où elle est née, je crois, ses aspirations la poussent déjà vers la scène et elle rêve d’interpréter les classiques russes et étrangers dont elle fait sa lecture favorite. Elle prépare donc le Conservatoire d’où elle sort à 17 ans et débute au Théâtre Artistique de Moscou, puis au Théâtre Korche. Elle n’interprète pas seulement les œuvres de ses compatriotes, mais se plaît au contraire à jouer tout le répertoire français moderne : La Vierge Folle, La Femme nue entre autres, et aussi la Maison de Poupée, d’Ibsen, et Hamlet, de Shakespeare.

En 1917, en pleine gloire théâtrale, la fantaisie lui prend de s’essayer au cinéma. Son camarade Mosjoukine, qui tant de fois lui donna la réplique à la scène, entrevoit, lui aussi, les possibilités de cet art nouveau, et les deux artistes débutent côte à côte dans un petit film dont ils sont à la fois les auteurs et les interprètes. L’essai ayant été satisfaisant, ils continuent tous deux cette collaboration et sortent un film environ par semaine.

Il faut entendre rire Mme Lissenko lorsqu’elle évoque ces souvenirs et feuillette l’album qui contient les photographies jaunies, témoins de ces temps qui paraissent si lointains et ne remontent en somme qu’à sept ans. Il est nécessaire de compulser pendant quelques instants ces anciens documents pour se rendre un compte exact des progrès extraordinaires que fit depuis le cinéma, le cinéma qu’elle aime, comme tout artiste aime son art, avec passion, le cinéma qui, dit-elle, peut devenir un instrument incomparable entre les mains qui savent le manier, le cinéma qui n’en est encore qu’à son enfance mais dont elle prévoit toute les magnifiques possibilités et l’avenir immense.

Donc, en 1920, Mme Lissenko arriva à Paris et, immédiatement, en compagnie de ses camarades de Russie, se remit au travail.

Nous avons tous suivi avec le plus grand intérêt les créations de ces artistes que nous ne connaissions pas, et qui tous, s’imposèrent à notre admiration.

Alors que devant elle je constatais une des plus grandes qualités de cette troupe, l’homogénéité parfaite, Mme Lissenko me dit : «Vous ne pouvez savoir quel plaisir nous avons tous à travailler ensemble, et quelle facilité ce m’est d’avoir ou Mosjoukine ou Koline comme partenaire. Nous nous connaissons si bien! Quelle économie de temps nous faisons. Aucune de nos habitudes, de nos tics même ne nous sont inconnus et lorsque nous jouons, chacun de nous devine par avance ce que l’autre va faire, J’ai toujours insisté pour que, autant que cela est possible, nous soyons de la même distribution. Et je vois, car votre aimable compliment nous fut très souvent fait, que je n’ai pas eu tort».

Le premier film que Mme Lissenko interpréta à Paris fut L’Angoissante Aventure, avec Mosjoukine. Vinrent ensuite Justice d’abord, La Fille Sauvage, Tempêtes, L’Enfant du Carnaval, Calvaire d’Amour, Le Brasier Ardent, Kean et Les Ombres qui passent en cours de réalisation.

Et alors que je demande à la charmante étoile ses impressions sur Paris, où les circonstances l’obligèrent à se fixer:

— «Je connaissais fort peu votre pays avant de m’y installer définitivement, me dit-elle. Quelques courts séjours à Paris et sur la Côte d’Azur m’avaient tout juste donné une idée générale, celle que possède tous les étrangers, de votre magnifique patrie. Mais, maintenant, j’adore Paris et ne conçois même plus qu’on puisse vivre autre part. Certes, tout au moins je l’espère, je retournerai en Russie, mais soyez persuadé que toujours je reviendrai à Paris où je suis décidée maintenant à me fixer. Paris! vous souvenez-vous des titres du Brasier Ardent sur Paris, son attraction, ses perspectives, ses amusements et sa beauté? Jamais je crois je n’ai joué avec autant de sincérité que dans cette scène où j’évoque toute la joie de vivre parmi vous.
«Les Français sont aussi pour beaucoup dans l’admiration et le goût que j’ai pour leur pays. Je n’ai jamais rencontré en aucune contrée un accueil aussi aimable, chaleureux et simple à la fois. Et puis quelle bonne humeur, quelle cordialité charmante que la vôtre! Certes, j’aime la France et les Français et je serais bien heureuse, si, par mon travail, je peux créer un peu d’art, de l’art que, mieux que tout autre peuple, ils comprennent et savent apprécier».

Mme Lissenko peut être satisfaite, nous lui rendons tous la sympathie qu’elle veut bien nous témoigner, et nous là remercions des moments de belle émotion que nous devons à toutes ses créations, nous espérons la voir souvent, et pendant très longtemps encore, briller sur nos écrans.

André Tinchant

Charlot metteur en scène

Le premier film de Charlie Chaplin: Vies gâchées, qui sera bientôt présenté au public français par les soins des United Artists, a été donné récemment, en présentation privée por la presse, à Los Angeles. Cette œuvre impatiemment attendue a obtenu le plus magnifique succès et, pour ses débuts dans la mise en scène, Charlot, qui a fait fi de bien des vieilles traditions, s’est révélé aussi grand technicien qu’inimitable artiste.

Vies gachées, l’œuvre écrite et mise à l’écran par Charlie Chaplin, avait été primitivement intitulée: A Woman of Paris (Une Femme de Paris). C’est, en effet, un sujet français qu’a choisi le grand artiste américain. Ce sujet est simple:

C’est l’histoire d’une jeune provinciale française, qui, se croyant abandonnée par son fiancé, part à Paris et devient la maîtresse d’un richissime et joyeux célibataire qui mène la vie à grandes guides. Puis, un beau jour, elle rencontre son fiancé qui, devenu artiste, habite la capitale. La première idylle renaît…

Histoire simple, en effet, mais si magistralement et si humainement traitée qu’elle vous empoigne dès les premières scènes.

Et ce n’est pas un film fait simplement pour l’élite, mais une œuvre d’un intérêt universel. Il lui a fallu huit mois pour compléter cette production, où il a été employé 125.000 mètres de négatif. On aura, d’ailleurs, une idée de la conscience apportée par Charlie Chaplin dans la réalisation de son œuvre, lorsqu’on saura que certaines scènes furent tournées plus de cent fois.

Edna Purviance, qui tient le premier rôle, avait fait pressentir, dans les rares scènes où elle paraît dans le Kid, l’art consommé qu’elle déploie dans Vies gâchées. Un critique cinématographique du Los Angeles Times écrit :

“Si Charlie Chaplin fait encore plusieurs films de l’intensité de Vies gâchées, il aura fait pour l’écran ce qu’Ibsen a fait pour le théâtre, humanisé le septième art.

“Griffith, Lubisch sont les maîtres, je n’hésite pas cependant à mettre Chaplin à leur rang. Ne croyez pas que j’exagère, mais le roi comédiens s’est révélé encore plus grand metteur en scène qu’artiste. D’ailleurs, d’ici peu, le public m’aura donné raison.”

Nous avons, de notre côté, demandé à Charlie Chaplin pourquoi et comment il avait conçu Vies gâchées. Voici ce qu’il nous a répondu:

“Je n’ai transposé cette histoire à l’écran qu’afin de pouvoir exprimer la beauté de la vie, condenser ses minutes d’intense émotion et arriver à distraire le public. Après tout, que cherche-t-on dans la vie, si ce n’est la beauté: beauté de la joie, beauté des larmes! La beauté existe en tout, dans le bien comme dans le mal, mais seuls les artistes et les poètes savent l’y retrouver. Un tableau représentant un naufrage en mer, un autre Saint Georges et le dragon, nous semblent, quant au fond, terrifiants, mais nous transportent au point de vue dessin et architecture. L’analyse du sujet glace le cœur, le sens artistique illumine l’âme de beauté.

“Le but du cinéma est de nous transporter, du monde dans lequel nous vivons, dans le royaume de la beauté. Ce but ne peut être atteint qu’en cotoyant de très près la vérité. Plus nous sommes instruits, plus nous connaissons la vie, plus nous avons besoin de vérité. Pour distraire le public, il faut le convaincre de réalisme. Dans Vies gâchées, j’ai fait mon possible pour faire vivre mon histoire. Donner de la vie non seulement à des héros et à des traîtres, mais à des êtres humains, hommes et femmes, agissant avec toutes les passions que Dieu leur a données.

“Mon seul but a été: distraire le public, mais si un peu de morale s’est infiltrée dans mon roman, cette morale n’est là que pour prêcher à ceux qui ont été désillusionnés une meilleure compréhension et un peu de tolérance. Il est si facile de condamner! Si difficile de comprendre et de pardonner!

″Si j’insiste sur le point que la vérité a été mon guide dans ma dernière production, c’est que j’ai traité la composition et la technique de façon tout à fait différente de ce qui a été fait jusqu’ici.

″J’ai remarqué que, dans les moments d’émotion intense, les femmes, comme les hommes, essaient toujours de cacher leurs vrais sentiments plutôt que de les exprimer. C’est cette méthode que j’ai suivie, dans mon désir d’être aussi réaliste que possible.”

Le magnifique succès qui a déjà accueilli Vies gâchées, et qui se continuera, sans doute, en France, montrera à Charlie Chaplin qu’il ne s’est pas trompé.

Paris, 15 Janvier 1924

Asta Nielsen dans Hamlet

Paris, décembre 1923

Où vient de présenter Hamlet (1er décembre 1923, à 10 heures Ciné Max-Linder) non selon la tradition shakespearienne, mais d’après la légende historique telle que la conta, il y a des siècles, l’historien danois Saxo Grammatiens (1).

C’est à lui que l’a empruntée le célèbre conteur Belleforest en publiant sa collection de Nouvelles en sept volumes, qui parut en 1564.

De cette collection fut traduite en anglais l’histoire d’Hamlet, dont s’est inspiré Shakespeare.

Dans la littérature du monde, il ne peut probablement pas être trouvé un caractère plus fascinant et plus attachant qu’Hamlet, le chef-d’œuvre de Shakespeare.

Ce caractère remarquable exerce une attraction sur les jeunes gens et sur tout le monde; attraction profonde en raison de l’incompréhensible nature de l’homme.

Un terrible mystère plane sur Hamlet.

Personne n’a encore été capable d’expliquer quels motifs et quelles émotions conduisaient ce mélange humain et étrange de passion et d’indifférence, de colère et d’irrésolution.

Est-ce qu’Hamlet était fou, comme on l’a dit?

Etait-ce un esprit concentré, cachant derrière une apparente folie une volonté profonde et violente de venger le meurtre de son père?

Etait-il si fatigué de la vie que ses paroles bizarres et étranges comme ses actions, ne montraient que mépris pour l’opinion des autres?

Depuis des siècles, les savants ne sont jamais tombés d’accord sur Hamlet et le sens de cette légende.

Même les plus grands poètes ont discuté la vie d’Hamlet.

Voltaire considère les pièces de Shakespeare comme un mélange maladroit de caprices et de non-sens.

Herder, le philosophe réputé, tient la manière d’Hamlet pour de l’affectation.

Même Gœthe a impitoyablement rejeté la valeur aujourd’hui incontestée du drame d’Hamlet.

Le professeur Edward P. Vining, savant américain qui a étudié Shakespeare, a donné une théorie originale de la faiblesse sauvage d’Hamlet. Dans son ouvrage érudit Le Mystère d’Hamlet, il émet l’hypothèse. qu’Hamlet était une femme. Et le docteur Vining appuie largement sa thèse sur les propres écrits de Shakespeare.

Cette explication audacieuse du caractère d’Hamlet est, en partie, la base du film présenté. La situation est extraordinaire: Une princesse forcée pour raison d’Etat à prendre l’aspect d’un prince, est soudainement mise en face d’événements que, seul, un homme de forte volonté et plein de confiance en lui pourrait surmonter.

Nous sommes ainsi reportés à l’ancienne légende d’Hamlet où Shakespeare puise la première conception de son immortelle tragédie.

Il est certain aussi que Shakespeare trouva nécessaire de changer quelques-uns des épisodes de l’ancienne histoire pour l’adapter au théâtre.

Dans cette version, nous avons suivi de plus près la version originale, et le malheureux prince est montré sous un jour nouveau et intéressant, souvent identique à la version shakespearienne et souvent différent.

Le prince danois, incarné d’une manière réaliste par Asta Nielsen, émeut d’une rare manière le cœur humain.

Sa manière d’interpréter le rôle le rend toujours tragique et donne l’impression profonde des douleurs et des souffrances que peut subir une âme noble.

Asta Nielsen est entourée d’un admirable groupe d’artistes, formant un ensemble qui, au point de vue de la perfection, a rarement été aussi bien atteint au cinéma.

En quelques lignes, résumons le sujet de ce beau drame tel qu’il a été réalisé cinématographiquement d’après la légende historique de Saxo Grammatiens.

On verra combien il diffère du drame si remarquablement interprété jadis à la Comédie-Française par Mounet-Sully ; si prodigieusement chanté, à l’Opéra, par Faure.

Au cours de la bataille engagée entre les armées danoise et suédoise, le roi de Suède fut tué, et son adversaire, le père d’Hamlet, grièvement blessé.

C’est durant cette campagne que la reine Gertrude de Danemark mit au monde une princesse.

Croyant la blessure du roi mortelle, afin de garder la couronne, la reine fit annoncer au peuple la naissance d’un prince.

En l’absence du roi, la reine Gertrude s’était laissé courtiser par son beau-frère Claudius. Les deux amants résolurent de se débarrasser du roi, et chargèrent de l’exécution du crime le lord chambellan Polonius.

Afin que le prince Hamlet ne put être un obstacle à leurs coupables desseins, il fut envoyé à l’Université de Wittemberg.

Le prince Hamlet apprit par des serviteurs que son père avait été emprisonné sur l’ordre de son oncle Claudius qui s’était emparé de la couronne et avait épousé sa mère.

Ayant la certitude que ce dernier était le coupable, le prince simula la folie pour mieux surveiller ses faits et gestes.

Il engagea une troupe de comédiens et leur fit jouer devant la Cour une scène reconstituant le meurtre de son père.

Le trouble que le roi et la reine exprimèrent durant la représentation, confirma Hamlet dans son opinion; il résolut de tuer le roi son oncle. Mais ce dernier lui fit quitter le château et l’envoya, accompagné de deux serviteurs, au roi Fortinbras dans l’espoir de le faire emprisonner.

Contrairement aux prévisions de Claudius, le roi Fortinbras traita Hamlet en souverain et lui offrit son armée pour arracher le Danemark des mains de l’usurpateur.

L’armée suédoise se mit en route, guidée par Hamlet, et campa aux abords d’Elseneur.

Pendant la nuit, Hamlet se rendit au Palais et trouva le roi Claudius et ses courtisans se livrant à des orgies dans une tour du château. Profitant de l’ivresse générale, il mit le feu à la tour dans laquelle Claudius périt.

La reine, craignant la colère de son fils, résolut sa mort.

Elle le fit provoquer en duel-par Laertes, le frère d’Ophélie qui meurt de chagrin de se voir délaissée par Hamlet.

Le duel eut lieu avec des épées empoisonnées. Hamlet fut blessé mortellement devant la reine qui, ayant par mégarde absorbé un poison, s’écroula sur le trône.

A ce moment arriva, mais trop tard, le roi Fortinbras, qui fit rendre les honneurs funèbres au malheureux prince Hamlet.

Asta Nielsén, l’incomparable artiste danoise, s’est surpassée dans ce rôle magnifque. Elle est l’inoubliable interprète du film, dont le jeu, unique en son genre, s’adapte admirablement aux lois optiques de l’art cinématographique.

Tous les autres rôles tenus à côté d’elle sont interprétés avec talent et la mise en scène se fait remarquer par la richesse, la somptuosité de ses reconstitutions d’une époque si lointaine qu’elle semble faire plus partie de la légende que de l’histoire.

Pour nous résumer, c’est un très beau film, qui aura un gros succès.

V. Guillaume-Danvers

  1. Saxo Grammaticus