
Paris, Juillet 1948
Tout le monde sait ch’Ingrid Bergman ne fait pas un voyage d’affaires. Elle est en pèlerinage. Se documentant (tardivement) sur la vie et l’aventure prodigieuse de Jeanne d’Arc, elle va visiter Domrémy, Orléans, Compiègne et Rouen. Ce voyage qu’elle va entreprendre autour des vielles pierres et l’enthousiasme que montre Ingrid chaque fois qu’elle parle de son film, prouvent assez à quel point ce rôle l’a prise et subjuguée.
Paris, qui lui en voulait un peu d’avoir « grillée » Michèle Morgan et de nous avoir privé d’un grand film français, n’a plus pour cette grande fille simple, aux cheveux encore courts, que de l’admiration. Actuellement, elle était bien dans le monde l’une des deux ou trois actrices susceptibles de tenir le rôle de la Pucelle.
Chaque époque a son Jeanne d’Arc cinématographique. Il y eut celui de Marco de Gastyne, avec Simone Genevoix, il y eut celui de Carl Dreyer, avec la grande Falconetti, il y eut celui de Cecil B. de Mille, avec Géraldine Farrar. Et il y avait eu, dès 1897, celui de Georges Méliès. Chaque époque a aussi ses projects qui s’écroulent: ainsi, en 1937, on parla de ressusciter Jeanne d’Arc. A ce propos, Méliès, alors retiré dans un pavillon du château de la Mutuelle du Cinéma à Orly, écrivit à un de nos amis pour préciser qu’il avait réalisé le premier film en date, sur Jeanne. Cette lettre, qui est inédite, a l’intérêt de faire revivre ce personnage assez extraordinaire du cinéma français, un personnage d’artisan vigoureux, ému et direct. Ces pages sont d’autant plus émouvantes que Mèliès les a écrites peu temps avant sa mort et qu’on ne verra jamais le film dont il parle: il a été détruit.
Cher Monsieur,
C’est tout à fait amusant, les modernes historiens du cinéma semblent persuadés que « l’Art muet » n’a pris naissance qu’après la guerre et que nous autres, les vieux pionniers qui l’avons créé, nous n’avons jamais existé! Or, pour ma part, j’ai débuté et produit mes premiers films en février 1896 après avoir assisté, fin décembre 1895, à la première séance publique, dite « Séance historique », donnée au Grand Café par Louis Lumière, inventeur de l’appareil dénommé « Cinématographe ». C’est au théâtre Robert Houdin, disparu lors du percement du boulevard Haussmann, et qui était situé au 8, boulevard des Italiens, théâtre que j’ai dirigé pendant trente-six ans, que furent données les premières représentations cinématographiques du monde dans une salle spécialisée, et avec des films uniquement de ma composition. Le théâtre se trouvait exactement au centre du carrefour actuel: Richelieu-Drouot. Vous me demandez s’il est exact que le premier film sur Jeanne d’Arc fut tourné par moi. Oui! Absolument exact, ce film fut tourné dans mon studio de Montreuil, le plus ancien du monde d’ailleurs, en 1897. J’ai encore ici les maquettes originales des décors composés et peints par moi-même pour ce film, et des photos (décors est personnel) des principales scènes. De plus, mon catalogue, encore en ma possession, imprimé en 1904, et un prospectus rédigé en espagnol (pour l’Espagne) également entre mes mains, sont des preuves indiscutables. Ce dernier reproduit tous les tableaux du film , en photogravure.
Le film eut d’ailleurs à l’époque un succès universel, et ce même prospectus fut édité en anglais, en allemand, en italien, pour la clientèle étrangère.
Les rôles du père et de la mère de Jeanne d’Arc furent joués par ma femme et par moi. Au tableau du sacre de Charles VII, dûment maquillé et pourvu d’une superbe barbe blanche et d’une longue chevelure, qui me faisait ressembler à Charlemagne, je fus l’archevêque qui couronnait le roi. Pour ce qui est des interprètes, ils étaient tous, à cette époque, moi tout le premier, complètement anonymes (tout au moins pour le public). Seul le titre de la pièce était projeté.
Mais, puisqu’on a donné les noms des autres Jeanne d’Arc, pourquoi ne donnerais-je pas aujourd’hui celui de la première? Ce fut Mlle Calvière, première danseuse à ce moment au Trianon-Lyrique de Paris, et qui, au théâtre, portait son nom italianisé: Mlle Calviéri. Elle fit d’ailleurs partie de ma troupe pendant dix-neuf ans. C’est un bail!
Au seul tableau de la bataille de Compiègne, nécessitant une Jeanne d’Arc à cheval et couverte de son armure, elle fut remplacée par une écuyère du Cirque d’Hiver dont je reparlerai plus loin. Ah! certes, dans cette première version de la vie de Jeanne d’Arc, il ne s’agissait pas d’une de ces super-productions modernes comportant 2.000 figurants, et une mise en scène en staff ruineuse. Le tout se faisait au studio. Vu le genre de clientèle de ce temps-là, des forains durs à la dépense, nous ne pouvions nous permettre de consacrer un ou plusieurs millions pou un film, et nous n’avions aucun commanditaire! Donc, pas de comparaison possible, sous ce rapport, avec ce qu’on peut faire actuellement avec le financement moderne. Le film avait pourtant, déjà, une certaine importance à côté des bandes courtes en usage, bandes de 20, 40 ou 60 mètres durant une, deux ou trois minutes à la projection. Sans mon catalogue, je ne me souviendrais probablement plus de son métrage, mais j’y vois que la pièce mesurait 275 mètres, qu’elle comportait 12 tableaux et que sa projection durait quinze minutes. C’était une grande pièce!
On m’a dit que la cinémathèque de Berlin en possède encore une copie, ainsi qu’elle possède Cendrillon et Barbe Bleue, mes deux premières pièces à spectacle qui précédèrent Jeanne d’Arc. Voici comment mon film est libellé sur mon catalogue:
JEANNE D’ARC
Film à grande spectacle, en 12 tableaux. Environ 500 personnages superbement costumés (durée environ 15 minutes). Métrage: 275 mètres. Prix, en noir, 610 francs; coloris en plus, 1 fr. 50 par mètre.
TABLEAUX
- Le village de Domrémy, lieu de naissance de Jeanne.
- La forêt. Les apparitions.
- La maison de Jeanne à Domrémy.
- La porte de Vaucouleurs.
- Le château de Beaudricourt. Superbe intérieur moyen âge.
- L’entrée triomphale à Orléans.
- Couronnement de Charles VII dans la cathédrale de Reims.
- La bataille de Compiègne.
- La prison.
- L’interrogatoire.
- L’exécution, le bûcher, place du Marché à Rouen.
- Apothéose. L’âme de Jeanne monte au ciel.
Bien entendu, moi « l’homme aux trucs », ce qui m’avait tenté c’était la partie fantastique: visions, apparitions, la crémation d’une femme vivante! et son ascension, toutes choses assez délicates à réaliser en évitant le ridicule.
Je viens, je crois, de vous fournir une documentation indiscutable. J’ai heureusement conservé quantité de documents sur beaucoup d’autres films datant du début du cinéma jusqu’à 1914. De sorte que, lorsqu’une controverse se produit, il est toujours facile de la trancher, puisque j’ai entre les mains, si j’ose dire, des « Juges de paix » incorruptibles. Les Mahométans disent: « Ce qui est écrit est écrit! » A plus forte raison ce qui est imprimé et daté par l’imprimeur. Preuves évidentes!
Pour terminer gaiement, je reviens à mon écuyère, figurant dans les tableaux nécessitant Jeanne d’Arc à cheval. Cette dame nous lâcha brusquement, le jour même du siège di Compiègne, et ne vint pas au studio. Toute la figuration était là; impossible de tourner. J’étais furieux; il fallut renvoyer tout le monde… et payer les cachets.
Grosse perte par conséquent. Je file chez l’écuyère qui me répond qu’elle ne pouvait plus venir, qu’elle ne gagnait pas assez pour le mal qu’elle avait pour conduire, à pied, son cheval à Montreuil et le ramener (car elle ne pouvait chevaucher dans les rues de Paris), bref, elle termina en déclarant qu’elle voulait cent francs par cachet.
— Comment! Cent francs! Mais c’est ce que je vous donne! m’écriais-je.
— Pas du tout, répondit-elle: on me donne trente-cinq francs.
— Vraiment! dis-je plein de stupeur. Eh bien! madame, c’est tout simplement le chef de figuration qui vous vole soixante-cinq francs à chaque cachet, car il en touche cent pour vous.
— Ah! le sa…, fut sa seule réponse.
Elle était très distinguée, certes, mais assez mal embouchée. Tout s’arrangea, elle revint terminer le film et je la payai moi-même.
Mais le plus drôle de l’histoire c’est que le chef de figuration, que j’avais immédiatement « balancé » de mon studio, eut l’audace de venir me faire une scène, dans mon magasin, passage de l’Opéra, devant mes employés, me disant que j’agissais malhonnêtement en traitant directement avec une artiste qu’il m’avait amenée! J’étais extrêmement leste et vif. Mon homme était un petit gros, court de pattes. D’un bond je franchis de comptoir derrière lequel je me trouvais, je le secouai par la peau du cou, comme un prunier et, ouvrant la porte de la boutique, de rage, je lui dis: Canaille! c’est vous qui volez les artistes et vous dites que c’est moi qui suis malhonnête! F…-moi le camp en vitesse et n’y revenez plus!
Je ne le revis jamais; mais par la suite je payai toujours moi-même tout le personnel.
G. Méliès
(Le premier Jeanne d’Arc fut tourné en 1897, L’Écran français, Paris 13 Juillet 1948)