Parisien, Abel Gance, dès les bancs du collège Chaptal, voua son esprit et son cœur au théâtre: Eschyle, Shakespeare, Gœthe, Corneille, Hugo, Tolstoi, Ibsen, hantaient ses nuits et ses jours. Leur prose et leurs vers emplissaient sa mémoire et bruissaient si fort à ses oreilles qu’ils faisaient autour du jeune homme un mur qui l’isolait de la vie.
Un jour pourtant, la vie le prit. Mais c’était encore et surtout, en même temps que la vie, le théâtre qui le prenait. Abel Gance se fit comédien. Durant des mois, ce fut à Bruxelles, puis à Paris, l’existence pittoresque mais rude de l’artiste sans ressources, qui attend tout de son art. Entre deux représentations ou deux répétitions, Abel Gance s’isolait encore et écrivait. Un mystère: La Dame du lac et une grande fresque en cinq actes: la Victoire de Samothrace sont les fruits de cette solitude laborieuse. (Cette dernière œuvre fut présentée dernièrement à la Comédie-Française, mais ses dimensions inusitées seules empêchèrent qu’elle fût reçue comme ses remarquables qualités le méritaient.) Ces deux œuvres importantes achevées, Abel Gance vécut pendant de longs mois dans la compagnie quotidienne des philosophes.… Mais les philosophes, s’ils donnent à ceux qui les fréquentent le courage de vivre, ne leur en donnent pas toujours le moyen. Le cinéma commençait à exercer sur les imaginations son emprise irrésistible. Abel Gance se tourna vers l’art nouveau. Il écrivit quelques scénarios qui furent acceptés et “tournés” par d’autres que par lui, il en écrivit plusieurs autres qui furent refusés et dorment encore au fond d’un calme tiroir, et ceux-ci sont peut-être supérieurs à ceux-là. En tout cas, l’un de ces derniers, qui porte un bien joli titre: le Docteur Tube, a montré à tous ceux qui le connaissent, qu’Abel Gance n’avait attendu ni le Cabinet du docteur Caligari, ni El Dorado, ni Crainquebille, pour deviner le rôle psychologique que peut tenir sur l’écran Le déformation. Ainsi, dès les premiers pas qu’il faisait dans le domaine du cinéma, Abel Gance s’avérait le précurseur e quelques-uns ont découvert au lendemain de la présentation de La Roue.
Abel Gance évoque, non sans un humour un peu amer, les souvenirs de cette époque déjà lointaine où, ayant enfermé le manuscrit du Docteur Tube en un tiroir plein d’ombre, il n’était qu’un humble artisan à la solde de patrons exigeants: “Tout jeune j’avais déjà la prétention de posséder une conception personnelle du cinéma. Mais que faire avec un programme imposé? Que répondre à un patron vous disant: “ Tournez-moi une histoire d’aventures, en mille mètres; commencez après-demain, ayez terminé dans huit jours et ne dépensez pas plus de six mille francs! Surtout, pas de thèse, pas de psychologie, du bon drame avec une histoire terrible finissant bien!” Comme un manœuvre construit un mur sous l’œil du contremaître, je bâtissais mon film pour livrer le travail à la date promise!”
Un jour, cependant, un homme se trouva qui fit confiance à Abel Gance: M. Louis Nalpas, directeur du Film d’art, autorisa le jeune audacieux à réaliser un film en toute liberté. Quelques semaines plus tard, Mater Dolorosa était achevé et l’art cinématographique français comptait un de ses premiers et plus sûrs chefs-d’œuvre. Mater Dolorosa donna à Abel Gance la preuve de ce qu’il pouvait faire et effaça en son esprit le souvenir des mauvais jours passés durant lesquels il avait tourné la Fleur des ruines, les Gaz mortels, Barberousse, le Droit à la vie. Mater Dolorosa nous révéla encore l’admirable tragédienne cinématographique qu’est Mme Emmy Lynn et permit à M Gémier de nous démontrer que, lorsque l’on est un grand artiste, on l’est aussi bien sur l’écran que sur la scène.
Puis vinrent la Zone de la Mort, qui fut massacrée par les dirigeants de la firme qui l’édita ; la 10e Symphonie, où Mme Emmy Lynn eut cette fois pour partenaire le grand Séverin-Mars, et enfin J’accuse! Présenté au lendémain de la guerre, à une heure où l’on était las de l’horrible boucherie et où l’on se détournait de tout ce qui pouvait en réveiller le souvenir, J’accuse! ne connut peut-être pas en France le grand succès qu’il méritait. Mais à l’étranger, quel accueil il rencontra, quelles approbations il souleva. “ Si ce film avait été projeté dans toutes les campagnes et dans toutes les villes du monde en 1913, il n’y aurait peut-être pas eu la guerre,” écrivait un journaliste de Prague en venant d’applaudir J’accuse! Je ne crois pas que parmi la gerbe d’éloges que son film a moissonnés, il en soit un qui soit plus cher à Abel Gance que la petite phrase de ce journaliste tchèque.
Encouragé par ce succès, Abel Gance fit le voyage d’Amérique pour présenter J’accuse! à ses confrères d’outre-Atlantique. Etant allé là-bas pour se rendre compte par lui-même d’un tas de choses dont il entendait sans cesse vanter les mérites autour de lui: industrialisation du cinéma, organisation des studios, valeur des interprètes, conditions du marché, Abel Gance vit à peu près tout ce qu’il y a à voir du cinéma américain. Admirablement reçu à son arrivée par D. W. Griffith qui devint bien vite pour lui le meilleur des amis, par Fitz-Maurice, le remarquable metteur en scène de l’Industrial Film, par Albert Capellani, par Léonce Perret, par Hugo Risenfeld, par le grand sculpteur George Grey Barnard, l’auteur de la statue de Lincoln qui est à Washington, Abel Gance put, grâce à ces amitiés précieuses, pénétrer dans les milieux les plus divers et en particulier dans le monde cinématographique. Puis il réussit à faire prendre son film par les “Big Four” exactement dans les mêmes conditions qu’une bande de Mary Pickford.
Et puis Abel Gance revint en France mettre la dernière main à La Roue, ce film auquel il avait déjà travaillé pendant deux ans, ce film durant le réalisation duquel deux de ses plus chères affections l’avaient quitté, ce film que Paris et, à sa suite, le monde entier vont connaître et qui, lui apportant du même coup les louanges les plus dithyrambiques et les reproches les plus sanglants, lui vaudra définitivement l’auréole de la maîtrise.
Au moment où triomphe La Roue, on ne peut séparer du nom d’Abel Gance celui du grand acteur que fut Séverin Mars, le principal interprète du film. Parmi les artistes français venus de la scène à l’écran, il reste toujours celui qui évoqua à nos yeux avec une rare puissance d’expression dramatique les types les plus divers: dans la Dixième Symphonie, dans J’accuse dans l’Agonie des Aigles, etc., etc. Son rôle du mécanicien Sisif, dans La Roue, nous fait regretter davantage sa fin.
René Jeanne