Charlot metteur en scène

Le premier film de Charlie Chaplin: Vies gâchées, qui sera bientôt présenté au public français par les soins des United Artists, a été donné récemment, en présentation privée por la presse, à Los Angeles. Cette œuvre impatiemment attendue a obtenu le plus magnifique succès et, pour ses débuts dans la mise en scène, Charlot, qui a fait fi de bien des vieilles traditions, s’est révélé aussi grand technicien qu’inimitable artiste.

Vies gachées, l’œuvre écrite et mise à l’écran par Charlie Chaplin, avait été primitivement intitulée: A Woman of Paris (Une Femme de Paris). C’est, en effet, un sujet français qu’a choisi le grand artiste américain. Ce sujet est simple:

C’est l’histoire d’une jeune provinciale française, qui, se croyant abandonnée par son fiancé, part à Paris et devient la maîtresse d’un richissime et joyeux célibataire qui mène la vie à grandes guides. Puis, un beau jour, elle rencontre son fiancé qui, devenu artiste, habite la capitale. La première idylle renaît…

Histoire simple, en effet, mais si magistralement et si humainement traitée qu’elle vous empoigne dès les premières scènes.

Et ce n’est pas un film fait simplement pour l’élite, mais une œuvre d’un intérêt universel. Il lui a fallu huit mois pour compléter cette production, où il a été employé 125.000 mètres de négatif. On aura, d’ailleurs, une idée de la conscience apportée par Charlie Chaplin dans la réalisation de son œuvre, lorsqu’on saura que certaines scènes furent tournées plus de cent fois.

Edna Purviance, qui tient le premier rôle, avait fait pressentir, dans les rares scènes où elle paraît dans le Kid, l’art consommé qu’elle déploie dans Vies gâchées. Un critique cinématographique du Los Angeles Times écrit :

“Si Charlie Chaplin fait encore plusieurs films de l’intensité de Vies gâchées, il aura fait pour l’écran ce qu’Ibsen a fait pour le théâtre, humanisé le septième art.

“Griffith, Lubisch sont les maîtres, je n’hésite pas cependant à mettre Chaplin à leur rang. Ne croyez pas que j’exagère, mais le roi comédiens s’est révélé encore plus grand metteur en scène qu’artiste. D’ailleurs, d’ici peu, le public m’aura donné raison.”

Nous avons, de notre côté, demandé à Charlie Chaplin pourquoi et comment il avait conçu Vies gâchées. Voici ce qu’il nous a répondu:

“Je n’ai transposé cette histoire à l’écran qu’afin de pouvoir exprimer la beauté de la vie, condenser ses minutes d’intense émotion et arriver à distraire le public. Après tout, que cherche-t-on dans la vie, si ce n’est la beauté: beauté de la joie, beauté des larmes! La beauté existe en tout, dans le bien comme dans le mal, mais seuls les artistes et les poètes savent l’y retrouver. Un tableau représentant un naufrage en mer, un autre Saint Georges et le dragon, nous semblent, quant au fond, terrifiants, mais nous transportent au point de vue dessin et architecture. L’analyse du sujet glace le cœur, le sens artistique illumine l’âme de beauté.

“Le but du cinéma est de nous transporter, du monde dans lequel nous vivons, dans le royaume de la beauté. Ce but ne peut être atteint qu’en cotoyant de très près la vérité. Plus nous sommes instruits, plus nous connaissons la vie, plus nous avons besoin de vérité. Pour distraire le public, il faut le convaincre de réalisme. Dans Vies gâchées, j’ai fait mon possible pour faire vivre mon histoire. Donner de la vie non seulement à des héros et à des traîtres, mais à des êtres humains, hommes et femmes, agissant avec toutes les passions que Dieu leur a données.

“Mon seul but a été: distraire le public, mais si un peu de morale s’est infiltrée dans mon roman, cette morale n’est là que pour prêcher à ceux qui ont été désillusionnés une meilleure compréhension et un peu de tolérance. Il est si facile de condamner! Si difficile de comprendre et de pardonner!

″Si j’insiste sur le point que la vérité a été mon guide dans ma dernière production, c’est que j’ai traité la composition et la technique de façon tout à fait différente de ce qui a été fait jusqu’ici.

″J’ai remarqué que, dans les moments d’émotion intense, les femmes, comme les hommes, essaient toujours de cacher leurs vrais sentiments plutôt que de les exprimer. C’est cette méthode que j’ai suivie, dans mon désir d’être aussi réaliste que possible.”

Le magnifique succès qui a déjà accueilli Vies gâchées, et qui se continuera, sans doute, en France, montrera à Charlie Chaplin qu’il ne s’est pas trompé.

Paris, 15 Janvier 1924