Sarah Bernhardt

Mme Sarah Bernhardt tourne un film chez elle

Paris, mars 1923

La grande tragédienne joue un role de voyante paralysée vivant dans une mansarde en compagnie d’un chimpanzé.

On tourne actuellement un film chez Mme Sarah Bernhardt, et on le fait dans le plus grand secret, pour lui éviter les fatigues de l’interview et des visites inutiles. Tous ceux qui participent à la prise, y compris les mécaniciens, se sont engagés par contrat à observer le plus rigoureux silence à ce sujet. C’est donc un secret bien gardé, mais l’illustre tragédienne ne peut s’isoler du monde sans éveiller la curiosité professionnelle des journalistes, dont le métier est précisément d’être curieux et indiscret.

Des confrères américains remarquèrent à la porte de son hôtel du boulevard Pereire les camions fournissant la lumière électrique avec les câbles, qui étaient une suffisante indication. L’un d’eux se mit sur cette piste. On tenta de l’en éloigner en lui parlant d’une simple opération de nettoyage par le vide. Il voulut connaître le metteur en scène, son compatriote, mais il perdit son temps. Après trois semaines de travaux d’approche, il avait un plan assez romanesque pour intéresser ses lecteurs, assez simple pour réussir. M. F. K. Abbott se contenta de revêtir une combinaison bleue d’électricien et il se présenta en disant qu’il faisait partie de l’équipe. Devant le chef de celle-ci, il demanda du travail et se fit embaucher à raison de 20 francs par séance. Il n’était pas sans émotion. C’est que, d’autre part, il a la plus grande admiration pour Mme Sarah Bernhardt, et que, de l’autre, il ne possède en matière d’électricien que des notions insuffisantes pour faire figure d’électricien. Par bonheur, on se borna à le charger du maniement d’un petit projecteur, et on ne jugea pas utile de lier cet « extra » par le secret professionnel.

Dès qu’il fut un peu à l’aise dans la place, il put constater que la grande pièce appelée « le conservatoire » avait été aménagée en studio, non sans avoir été sensiblement modifiée. Une fenêtre est devenue une porte, une fausse fenêtre donne sur un décor représentant Montmartre avec le Sacré-Coeur.

Je me suis mélé au groupe des électriciens avant le travail, comme cet ingénieux confrère. Nous avions tous le chapeau sur la tête et la cigarette à la bouche. Au moment où l’on annonca: « Madame vient », les cigarettes disparurent et les chapeaux furent enlevés. Le silence remplaca le bruit des conversations et ce fut une minute impressionnante. Ce que l’on respectait le plus, c’est l’exemple de travail que donne encore un être qui a derrière lui toute une vie de gloire et de labeur quotidien. Léon Abrams, qui est son propre metteur en scène, a composé pour elle un scénario qui la présente telle qu’elle est. Elle joue un ròle de voyante paralysée, vivant dans une mansarde, et elle n’a qu’une seule compagne, qui est en même temps sa servante: Jacqueline. Jacqueline se tient sur le dossier de son fauteuil et elle est aussi preste que sa maîtresse est prisonnière de son mal. D’un bond, elle descend, ouvre la porte ou la fenêtre, et d’un bond elle se réinstalle sur le sommet du siège, car Jacqueline est un chimpanzé. Le maître de cet intelligent animal se tient en dehors du champ et se fait obéir rien qu’avec la parole, mais il arrive, qu’il faut tourner la mème scène cinq ou six fois avant d’être sûr du résultat. Jamais Mme Sarah Bernhardt ne se plaint. Lorsque sa secrétaire, Mme Normand, dit : « Vous ne croyez pas qu’elle est un peu fatiguée? » Elle intervient pour que la séance continue: « Mais non, je suis si contente de travailler! »

« Dès qu’elle ne tourne plus, on lui met des lunettes bleues pour reposer les yeux qui subissent la dure épreuve de la lumière. Elle s’intéresse à toutes choses autour d’elle et s’émerveille, par exemple, de l’accent du metteur en scène qui n’est en France que depuis deux mois.

« Les deux serviteurs qui la transportent sur sa chaise sont parmi les dévouements qui l’entourent. L’un d’eux, Arthur, est à son service depuis plus d’un demi-siècle. Pour qu’elle entre dans le studio, on retire la barre de la fausse fenêtre et elle arrive toute prête, maquillée. Elle est vêtue d’une robe de chambre bleue aux longues manches de dentelle qui recouvrent les mains jusqu’aux doigts.

« J’ai eu souvent peur de me trahir par un mouvement maladroit, mais je braquais sur elle le projecteur de telle façon que je pouvais la voir sans qu’elle me remarquât. Ce que les lecteurs américians comprendront c’est le courage étonnant de la plus grande tragédienne de notre époque. »

(La Cinématographie Française)

Robert Florey e Roskoë Arbuckle

Roskoë Arbuckle recommence à tourner aux Studios de Buster Keaton-Malec

Hollywood, Mars 1923

Lorsque Will H. Hays, le « tsar du cinéma américain » lui eut donné l’autorisation de recommencer à tourner, Roscoë « Fatty » Arbuckle attendit deux longues semaines, puis, fort de la permission de Hays, il commença un film.

Roscoë avait attendu quinze jours avant de prendre cette décision, simplement par pure courtoisie pour MM. les Révérends et pour ces dames des « Women Club’s » qui ne voulaient pas se décider à le laisser recommencer à travailler.

En août 1921, Fatty était l’artiste cinématographique le mieux payé et peut-être le plus riche de toute la colonie d’Hollywood. Quelques mois plus tard il était en prison, complètement ruiné et couvert de dettes, tout cela à la suite de la « party » de l’Hôtel Saint-Francis, à Frisco, « party » qui avait coûté la vie de Virginia Rappe.

Le hasard seul voulut que cette actrice mourut justement au cours de cette « party » et le bon « Fatty », qui en était l’organisateur, fut jugé responsable de la mort de Virginia. Vous vous souvenez de toute cette triste affaire et il est inutile d’en parler plus longuement ici.

Fatty, accusé pendant des semaines et des semaines, fut finalement déclaré innocent et réhabilité. On pensa que ses films pourraient à nouveau être présentés au public, mais des protestations s’élevèrent nombreuses et violentes. Les « Clubs de Dames » ne voulaient plus voir « Fatty » sur le screen et menaçaient de boycotter les établissements qui passeraient ses productions. Les films qu’Arbuckle avait tournés pour la « Paramount » retournèrent dans leurs boîtes de fer blanc et les millions de dollars que MM. Zukor et Lasky avaient dépensés pour tourner ces films ne rentrèrent pas dans leurs caisses. (Il est vrai que ces messieurs rattrapaient l’argent perdu avec Arbuckle, grâce aux productions de Valentino). Pour payer ses dettes, Arbuckle vendit tout ce qui lui restait, maison, auto, etc…, et, finalement, demanda hospitalité et asile à son vieil ami Lew Enger.

Buster Keaton-Malec eut alors pitié de sa détresse et l’engagea comme metteur en scène et gagman.

Un an passa, et l’on oubliait peu à peu l’affaire Arbuckle comme on avait oublié l’affaire Desmond Taylor, lorsque, à l’occasion des Fêtes de Noël, Will H. Hays, de passage à Hollywood, déclara qu’il avait l’intention de faire un cadeau de Noël à Arbuckle et que ce cadeau n’était autre que l’autorisation de recommencer à tourner!!!

Tous les clergymen, prêtres, moines, pasteurs méthodistes ou anglicanistes, tous ces messieurs des églises libres ou protestantes, s’élevèrent alors et crièrent, avec un ensemble touchant : « Nous ne voulons plus voir Fatty Arbuckle à l’écran, nous n’en voulons plus!!! Empéchez-le de faire des films. » Le maire de Los-Angeles, M. le major Cryer, éleva également une protestation, et M. Will H. Hays déclara alors que c’était au public seul de juger; qu’il avait donné la permission de travailler à Arbuckle car il était inadmissible que l’on pût empêcher plus longtemps un acteur de gagner sa vie, et que si le public ne protestait pas directement contre la présentation des films de « Fatty » personne n’aurait rien à dire.

Comme conclusion à un des articles qu’il écrivit sur l’affaire Fatty et ses suites, Maurice Fog disait tout récemment, dans son journal: « Quant aux Révérends, ils feraient bien mieux de pratiquer les doctrines du Christ, qu’ils prêchent et ne suivent pas. Ces bonshommes au lieu d’enseigner l’oubli et le pardon des offenses semblent n’avoir à cœur que de semer la haine et la discorde…,tout en remplissant leur escarcelle!!! »

Roscoë Fatty Arbuckle, fatigué d’attendre le résultat des polémiques des « Women Club’s » et des Révérends, accepta l’offre que lui faisait Joseph Schenk, le mari de Norma Talmadge, et il a commencé à tourner, pour la première fois depuis dix-huit mois, un nouveau film.

Cela se passait le 16 janvier dernier. Buster Keaton prêta une partie de son studio à « Fatty » afin qu’il pût travailler et l’on construisit en deux jours les décors que le gros homme devait utiliser dans son film.

Une troupe fut engagée pour jouer à ses côtés, et le 16 janvier au matin Fatty commençait à tourner la première scène de son nouveau film, qui n’est pas encore titré. Buster Keaton-Malec avait téléphoné la veille au soir, à l’Office de « Cinémagazine » pour nous informer que son ami Fatty tournerait le lendemain matin, et qu’il serait heureux dé nous voir.

A dix heures, nous étions au studio de Keaton, situé dans une dépendance des « Metro Studios ». Arbuckle était encore en train de se maquiller, mais son chien « Boy », le célèbre « Boy », était dans un coin du set. Malec qui ne tournait pas ce jour-là, jouait avec « Boy », et-nous expliqua que le chien d’Arbuckle était âgé de seize ans!

Soudain Fatty apparut, vêtu de son traditionnel costume et coiffé de son petit melon gris. Il marchait lentement et souriait. Le vent qui soufflait faisait flotter sa cravate noire à pois blancs. Je n’avais pas revu Fatty depuis plus de quatre mois, et je ne l’avais, du reste, jamais vu avec son maquillage complètement rose et très brillant. On dirait qu’il ne se met pas de poudre sur la figure après avoir passé le fond de teint rose. « Comment ça va? » s’enquit-il auprès de moi de sa voix grasseyante et quelque peu traînante.

«— Très bien, old boy, et vous ? »

« — Oh, bien. bien… » et Fatty qui n’en dit pas plus long en français continua sa phrase en anglais : « Je suis bien content de recommencer à travailler, je commençais à me rouiller à ne rien faire. Je me demande si je suis encore comique? »

«— Tenez, regardez mes décors, n’est-ce pas une bonne idée que j’ai eue là? » Et il nous montre un décor composé de cinq pièces qui se suivent. La première chambre représente « naturellement » un garage, mais un garage d’une originalité parfaite. Au fond, le lit de Fatty, lit fabriqué avec une vieille carrosserie de Ford suspendue au plafond par des cordes. Ce garage, encombré d’accessoires hétéroclites communique avec une seconde chambre: un salon de coiffeur de province; la troisième pièce est une boucherie, la quatrième, une pharmacie et la cinquième, un café-restaurant… D’après les scènes que j’ai vu tourner ce matin-là, je pense que Fatty doit être l’unique garçon de ces cinq boutiques et qu’il doit successivement, et avec rapidité, servir un moka à un client du café, ferrer une mule dans le « garage » puis revenir à la boucherie pour découper une côtelette et vendre ensuite de l’huile de ricin dans la pharmacie. Le tout sera suivi d’une coupe de cheveux dans la boutique du barbier, puis de la réparation d’un pneu au «garage »…

Je trouvai le gros Fatty plus drôle que jamais, et je lui affirmai qu’il n’avait rien perdu de ses qualités comiques, bien au contraire. A l’heure du lunch nous nous rendîmes au dining-room de Malec Keaton, et j’en profitai pour interviewer Fatty sur ses intentions.

— Est-il vrai que vous ayez signé un contrat avec un music-hall parisien. Roscoë?

— Non, on m’a offert, il y a six mois, de paraître sur la scène, à Paris et à Londres, mais j’ai refusé ét n’ai signé aucun engagement avec un impresario français. Je ne pense pas du reste pouvoir paraître un jour sur une scène, en France, Que pourrais-je faire ? Je ne parle pas français, j’ai perdu ma belle voix de jadis et j’aurais bien peur de décevoir mes amis français.

« Votre pays est charmant, je l’aime beaucoup et je me souviendrai longtemps de l’aimable et sympathique réception qui me fut faite lors de mon dernier voyage à Paris.

« Si mes affaires vont un peu mieux et que le public américain accepte de nouveau mes productions, vous pouvez être certain que j’irai passer mes prochaines vacances à Paris. Soyez assez bon de dire aux « Amis du Cinéma » et aux cinégraphistes français que je les remercie de tout mon cœur pour l’attitude qu’ils ont observée vis-à-vis de moi durant toute la déplorable affaire de Frisco. J’ai été très heureux de savoir que mes films avaient continué à être présentés en France durant toute l’année 1922.

— Quels sont vos projets à l’heure actuelle?

— Je vais tout d’abord travailler pendant six semaines environ sur le flm que nous venons de commencer aujourd’hui, profitant de l’absence de Buster Keaton qui va tourner les extérieurs de son premier film pour la Metro Corporation, film intitulé « Three Ages ». Puis M. Schenk présentera mon premier film au public, probablement par l’organisation du « First National Circuit Exhibitors ». Si le public daigne accueillir favorablement ma rentrée, je vais, vous pouvez en être certain, faire de la bonne besogne et rattraper le temps perdu. Je compte alors faire six films durant le courant de l’année. Je ne pense pas dépenser plus de 75.000 dollars à la réalisation de ma première bande. Si ce film est un succès, je ferai des bandes beaucoup plus importantes par la suite. Voilà, c’est tout ce que je puis vous dire pour l’instant… »

Je remerciai l’ami Roscoë de l’interviews qu’il avait bien voulu m’accorder et je l’assurai encore que les « Amis du Cinéma » continueront, comme par le passé, à lui accorder leur sympathie.

Robert Florey

L'Auberge Rouge d'après Honoré de Balzac

Jean Epstein réalise L’Auberge Rouge

Les œuvres d’Honoré de Balzac paraissent à l’écran les unes après les autres, et l’on peut dire que, jusqu’ici, les étrangers en avaient adapté le plus grand nombre avec plus ou moins de bonheur. Le Colonel Chabert, réalisé à l’italienne et ridiculement modernisé, ne nous rappelait que de fort loin son auteur. Eugénie Grandet, mise en scène par Rex Ingram, nous montra un Balzac américanisé, mais la technique admirable du film fit oublier ses défauts. Prochainement, avec La Duchesse de Langeais, qui parut outre-Atlantique sous le titre The Eternal Flame, et interprétée par Norma Talmadge, nous verrons un autre Balzac à l’américaine.

En France, après La Peau de Chagrin, réalisée avant guerre, ouvrage dont, plus tard, Léon Poirier devait s’inspirer pour Narayana, Le Père Goriot parut à l’écran sous les traits de Gabriel Signoret, et sous la direction de Jacques de Baroncelli.

Employant une méthode différente de tous ces devanciers, Jean Epstein, le jeune metteur en scène qui compte déjà Pasteur à son actif, vient de réaliser L’Auberge Rouge, un des récits les plus impressionnants de Balzac.

J’ai eu la bonne fortune d’assister à l’une des prises de vues de ce film, et de voir le réalisateur et ses interprètes à l’ouvrage.

À mon arrivée un silence absolu règne dans le studio de Pathé-Consortium. Seul, un violon se fait entendre. On prend quelques gros plans de Léon Mathot qui interprète le principal rôle. L’artiste joue avec sincérité, avec conviction, indiquant parfois au violoniste les airs qui lui sont nécessaires pour souligner son jeu. Debout à côté de son opérateur, sous là lueur verdâtre des lampes à mercure, Jean Epstein fait recommencer les tableaux sans relâche et apprécie les expressions de son protagoniste.

Cette prise de vues terminée, Jean Epstein se dirige de mon côté. Nous faisons bientôt connaissance, le nom de Cinémagazine n’est-il pas d’ailleurs un admirable laissez-passer. Je demande au jeune réalisateur quelques précisions sur l’œuvre entreprise.

— C’est une grande joie, pour moi, me confie Jean Epstein, de pouvoir mettre en scène un ouvrage du grand Balzac, et de me consacrer à ce travail des plus intéressants : la réalisation de L’Auberge Rouge.

— Ce drame se déroulé, je crois, sous le Premier Empire?

— Vers 1800, en cffet, et j’ai situé de mon mieux l’action à cette époque. J’ai fait seulement quelques changements, quant eux lieux où se déroulent les péripéties tragiques imaginées par Balzac. J’ai placé l’Auberge Rouge’ en France: en Alsace, et non en Rhénanie!; le marchand allemand de l’ouvrage est devenu Hollandais, ce sont là les-seules modifications apportées à l’ouvrage, modifications qui m’ont été dictées surtout par les événements actuels. Les caractères demeurent les mêmes, et j’ai tenu surtout à faire une production qui se base, non sur une mise en scène scrupuleuse, mais sur une étude psychologique approfondie des personnages. Mon drame ne sera pas « extérieur » et ne cherchera pas à séduire l’œil, mais uniquement « intérieur »; il aura pour but de conquérir avant tout le cœur des spectateurs.

— Voilà une excellente méthode pour transposer Balzac à l’écran…

— Je n’ai fait d’ailleurs que retracer fidèlement l’œuvre du grand écrivain. Vous connaissez le sujet de L’Auberge Rouge. Injustement accusé d’avoir dévalisé et assassiné un voyageur, Prosper Magnan est condamné à mort ét exécuté. Le véritable meurtrier, le fournisseur aux armées, Taillefer, démeure impumi. Il ne recevra son châtiment que plus tard, au couis d’un dîner où un convive racontera la triste histoire de Prosper Magnan…

— Le public aimera, assister aux péripéties de cette erreur judiciaire. Il pourra l’applaudir, je l’espère, très prochainement?…

— D’ici deux où trois mois, je pense. En tous cas, vingt-cinq jours m’auront suffi à réaliser L’Auberge Rouge, vingt-cinq jours pendant lesquels nous n’avons tous songé qu’à mener à bien l’œuvre entreprise. Cette courte période vous étonnera peut-être; mais je suis l’ennemi des longues réalisations, les artistes ont plus facilement le temps d’oublier leurs personnages et de s’intéresser à autre chose. Pendant ces vingt-cinq jours; je les ai tenus « en haleine », ils ont été constamment les acteurs du drame. Au cours des prises de vues, fidèle à la méthode américaine, j’ai tenu à faire accompagner par un violon le jeu de mes interprètes la musique étant: à mon avis, un auxiliaire que les cinégraphistes ne doivent pas dédaigner… Elle apporte à l’artiste une aide puissante et l’empêche de porter ailleurs son attention. Je n’ai d’ailleurs pas à me plaindre sur ce point.

— Vous seriez difficile, votre distribution n’est-elle pas de premier ordre.

— Léon Mathot, dont l’éloge’n’est plus à faire est, en effet, mon protagoniste… Vous l’avez vu à l’œuvre tout à l’heure et vous avez pu juger de la persévérance, de la conscience avec lesquelles il remplit son rôle. C’est lui qui personnifie le malheureux Prosper Magnan…

— De « marin », le créateur de Jean d’Agrève et de Vent-Debout, est il donc définitivement devenu « terrien »?

— Pour quelque temps, je l’espère. En tous cas sa silhouette de L’Auberge Rouge vous rappellera celle qui l’avait rendu populaire dans Le Comte de Monte-Cristo. David Evremond campe le personnage de l’énigmatique Taillefer…

— Le « fin laboureur » de La Mare au Diable s’est donc décidé à aborder les rôles d’assassins?… Je lui connaissais trois rôles sympathiques dans lesquels il s’était fait remarquer…

— Il abordera avec succès la carrière « antipathique », soyez-en sûr, son personnage de Taillefer vous révèlera bien des surprises… Gina Manès, dont vous connaissez le talent, et que vous avez vue tout dernièrement dans La Dame de Monsoreau, serà la fille de l’aubergiste. M. Pierre Hot, Mme de Savoye incarneront avec vérité les tenanciers de L’Auberge Rouge… Quant aux rôles de jeunes premiers (il faut bien un côté romantique dans cette sombre histoire), ils seront tenus par Mlle Schmit et M. Jaque Christiany qui, délaissant momentanément la plume, vous prouvera ses indiscutables qualités d’interprète. Enfin, M. Bourdel incarnera le voyageur victime de Taillefer….

— Vous vous êtes, décidément, assuré tous les éléments pour réaliser un beau film. Votre travail en studio touche à sa fin?…

— Nous avons encore deux jours à tourner. Six décors m’ont suffi pour mes intérieurs, je réaliserai mes extérieurs au donjon de Vincennes et dans les environs…

L’opérateur appelle bientôt Jean Epstein et notre intéressante conversation prend fin: on va tourner la scène du conseil de guerre qui condamne à mort Prosper Magnan. Le travail va reprendre et se poursuivre dans le plus grand silence; le violoniste prépare son archet, et, tandis que je quitte le studio après avoir remercié réalisateur et interprètes de leur bon accueil, Gina Manès me dit tout bas: «Et surtout n’oubliez pas d’ajouter combien nous sommes tous heureux de tourner avec M. Epstein… Travailler avec lui est un véritable plaisir…»

Cette étroite collaboration des artistes et du metteur en scène, est un des plus sûrs garants du succès que remportera sous peu L’Auberge Rouge.

Albert Bonneau
Paris, Mars 1923