Hollywood, Mars 1923
Lorsque Will H. Hays, le « tsar du cinéma américain » lui eut donné l’autorisation de recommencer à tourner, Roscoë « Fatty » Arbuckle attendit deux longues semaines, puis, fort de la permission de Hays, il commença un film.
Roscoë avait attendu quinze jours avant de prendre cette décision, simplement par pure courtoisie pour MM. les Révérends et pour ces dames des « Women Club’s » qui ne voulaient pas se décider à le laisser recommencer à travailler.
En août 1921, Fatty était l’artiste cinématographique le mieux payé et peut-être le plus riche de toute la colonie d’Hollywood. Quelques mois plus tard il était en prison, complètement ruiné et couvert de dettes, tout cela à la suite de la « party » de l’Hôtel Saint-Francis, à Frisco, « party » qui avait coûté la vie de Virginia Rappe.
Le hasard seul voulut que cette actrice mourut justement au cours de cette « party » et le bon « Fatty », qui en était l’organisateur, fut jugé responsable de la mort de Virginia. Vous vous souvenez de toute cette triste affaire et il est inutile d’en parler plus longuement ici.
Fatty, accusé pendant des semaines et des semaines, fut finalement déclaré innocent et réhabilité. On pensa que ses films pourraient à nouveau être présentés au public, mais des protestations s’élevèrent nombreuses et violentes. Les « Clubs de Dames » ne voulaient plus voir « Fatty » sur le screen et menaçaient de boycotter les établissements qui passeraient ses productions. Les films qu’Arbuckle avait tournés pour la « Paramount » retournèrent dans leurs boîtes de fer blanc et les millions de dollars que MM. Zukor et Lasky avaient dépensés pour tourner ces films ne rentrèrent pas dans leurs caisses. (Il est vrai que ces messieurs rattrapaient l’argent perdu avec Arbuckle, grâce aux productions de Valentino). Pour payer ses dettes, Arbuckle vendit tout ce qui lui restait, maison, auto, etc…, et, finalement, demanda hospitalité et asile à son vieil ami Lew Enger.
Buster Keaton-Malec eut alors pitié de sa détresse et l’engagea comme metteur en scène et gagman.
Un an passa, et l’on oubliait peu à peu l’affaire Arbuckle comme on avait oublié l’affaire Desmond Taylor, lorsque, à l’occasion des Fêtes de Noël, Will H. Hays, de passage à Hollywood, déclara qu’il avait l’intention de faire un cadeau de Noël à Arbuckle et que ce cadeau n’était autre que l’autorisation de recommencer à tourner!!!
Tous les clergymen, prêtres, moines, pasteurs méthodistes ou anglicanistes, tous ces messieurs des églises libres ou protestantes, s’élevèrent alors et crièrent, avec un ensemble touchant : « Nous ne voulons plus voir Fatty Arbuckle à l’écran, nous n’en voulons plus!!! Empéchez-le de faire des films. » Le maire de Los-Angeles, M. le major Cryer, éleva également une protestation, et M. Will H. Hays déclara alors que c’était au public seul de juger; qu’il avait donné la permission de travailler à Arbuckle car il était inadmissible que l’on pût empêcher plus longtemps un acteur de gagner sa vie, et que si le public ne protestait pas directement contre la présentation des films de « Fatty » personne n’aurait rien à dire.
Comme conclusion à un des articles qu’il écrivit sur l’affaire Fatty et ses suites, Maurice Fog disait tout récemment, dans son journal: « Quant aux Révérends, ils feraient bien mieux de pratiquer les doctrines du Christ, qu’ils prêchent et ne suivent pas. Ces bonshommes au lieu d’enseigner l’oubli et le pardon des offenses semblent n’avoir à cœur que de semer la haine et la discorde…,tout en remplissant leur escarcelle!!! »
Roscoë Fatty Arbuckle, fatigué d’attendre le résultat des polémiques des « Women Club’s » et des Révérends, accepta l’offre que lui faisait Joseph Schenk, le mari de Norma Talmadge, et il a commencé à tourner, pour la première fois depuis dix-huit mois, un nouveau film.
Cela se passait le 16 janvier dernier. Buster Keaton prêta une partie de son studio à « Fatty » afin qu’il pût travailler et l’on construisit en deux jours les décors que le gros homme devait utiliser dans son film.
Une troupe fut engagée pour jouer à ses côtés, et le 16 janvier au matin Fatty commençait à tourner la première scène de son nouveau film, qui n’est pas encore titré. Buster Keaton-Malec avait téléphoné la veille au soir, à l’Office de « Cinémagazine » pour nous informer que son ami Fatty tournerait le lendemain matin, et qu’il serait heureux dé nous voir.
A dix heures, nous étions au studio de Keaton, situé dans une dépendance des « Metro Studios ». Arbuckle était encore en train de se maquiller, mais son chien « Boy », le célèbre « Boy », était dans un coin du set. Malec qui ne tournait pas ce jour-là, jouait avec « Boy », et-nous expliqua que le chien d’Arbuckle était âgé de seize ans!
Soudain Fatty apparut, vêtu de son traditionnel costume et coiffé de son petit melon gris. Il marchait lentement et souriait. Le vent qui soufflait faisait flotter sa cravate noire à pois blancs. Je n’avais pas revu Fatty depuis plus de quatre mois, et je ne l’avais, du reste, jamais vu avec son maquillage complètement rose et très brillant. On dirait qu’il ne se met pas de poudre sur la figure après avoir passé le fond de teint rose. « Comment ça va? » s’enquit-il auprès de moi de sa voix grasseyante et quelque peu traînante.
«— Très bien, old boy, et vous ? »
« — Oh, bien. bien… » et Fatty qui n’en dit pas plus long en français continua sa phrase en anglais : « Je suis bien content de recommencer à travailler, je commençais à me rouiller à ne rien faire. Je me demande si je suis encore comique? »
«— Tenez, regardez mes décors, n’est-ce pas une bonne idée que j’ai eue là? » Et il nous montre un décor composé de cinq pièces qui se suivent. La première chambre représente « naturellement » un garage, mais un garage d’une originalité parfaite. Au fond, le lit de Fatty, lit fabriqué avec une vieille carrosserie de Ford suspendue au plafond par des cordes. Ce garage, encombré d’accessoires hétéroclites communique avec une seconde chambre: un salon de coiffeur de province; la troisième pièce est une boucherie, la quatrième, une pharmacie et la cinquième, un café-restaurant… D’après les scènes que j’ai vu tourner ce matin-là, je pense que Fatty doit être l’unique garçon de ces cinq boutiques et qu’il doit successivement, et avec rapidité, servir un moka à un client du café, ferrer une mule dans le « garage » puis revenir à la boucherie pour découper une côtelette et vendre ensuite de l’huile de ricin dans la pharmacie. Le tout sera suivi d’une coupe de cheveux dans la boutique du barbier, puis de la réparation d’un pneu au «garage »…
Je trouvai le gros Fatty plus drôle que jamais, et je lui affirmai qu’il n’avait rien perdu de ses qualités comiques, bien au contraire. A l’heure du lunch nous nous rendîmes au dining-room de Malec Keaton, et j’en profitai pour interviewer Fatty sur ses intentions.
— Est-il vrai que vous ayez signé un contrat avec un music-hall parisien. Roscoë?
— Non, on m’a offert, il y a six mois, de paraître sur la scène, à Paris et à Londres, mais j’ai refusé ét n’ai signé aucun engagement avec un impresario français. Je ne pense pas du reste pouvoir paraître un jour sur une scène, en France, Que pourrais-je faire ? Je ne parle pas français, j’ai perdu ma belle voix de jadis et j’aurais bien peur de décevoir mes amis français.
« Votre pays est charmant, je l’aime beaucoup et je me souviendrai longtemps de l’aimable et sympathique réception qui me fut faite lors de mon dernier voyage à Paris.
« Si mes affaires vont un peu mieux et que le public américain accepte de nouveau mes productions, vous pouvez être certain que j’irai passer mes prochaines vacances à Paris. Soyez assez bon de dire aux « Amis du Cinéma » et aux cinégraphistes français que je les remercie de tout mon cœur pour l’attitude qu’ils ont observée vis-à-vis de moi durant toute la déplorable affaire de Frisco. J’ai été très heureux de savoir que mes films avaient continué à être présentés en France durant toute l’année 1922.
— Quels sont vos projets à l’heure actuelle?
— Je vais tout d’abord travailler pendant six semaines environ sur le flm que nous venons de commencer aujourd’hui, profitant de l’absence de Buster Keaton qui va tourner les extérieurs de son premier film pour la Metro Corporation, film intitulé « Three Ages ». Puis M. Schenk présentera mon premier film au public, probablement par l’organisation du « First National Circuit Exhibitors ». Si le public daigne accueillir favorablement ma rentrée, je vais, vous pouvez en être certain, faire de la bonne besogne et rattraper le temps perdu. Je compte alors faire six films durant le courant de l’année. Je ne pense pas dépenser plus de 75.000 dollars à la réalisation de ma première bande. Si ce film est un succès, je ferai des bandes beaucoup plus importantes par la suite. Voilà, c’est tout ce que je puis vous dire pour l’instant… »
Je remerciai l’ami Roscoë de l’interviews qu’il avait bien voulu m’accorder et je l’assurai encore que les « Amis du Cinéma » continueront, comme par le passé, à lui accorder leur sympathie.
Robert Florey