Un grand dîner, à l’occasion d’une chasse, chez Paul Decauville, celui-là même qui laissa son nom à un chemin de fer à voie étroite. Il y a là le Tout Paris; en particulier une femme fort intelligente et ingénieuse: Mme Marguerite Chenu (1). On cause… De quoi parlerait-on, sinon de la prochaine Exposition et des derniers nouveautés scientifiques: du Cinéma et du Phonographe.
Et c’est alors que Mme Chenu fait part de son idée: pourquoi ne filmerait-on pas les plus célèbres acteurs de théâtre et pourquoi n’enregistrerait-on pas leur voix sur un rouleau que l’on pourrait faire marcher tandis que la bande de déroule? De la sorte, le jeu des acteurs pourrait être conservé ainsi que leur voix.
Et c’est ainsi que naquit le premier film sonore! Car, vous l’avez deviné, cette idée séduisit tout le monde, una société faut, sur-le-champ, constituée, dont M. Paul Decauville accepta la présidence du conseil d’administration.
Cela se passait exactement un an avant l’Exposition de 1900. (2)
Le 27 décembre 1899, Decauville se voit accordé par le commissaire général de l’Exposition, la concession d’un emplacement d’une surface de 210 mètres carrés environ, situé dans l’enceinte de l’Exposition, rue de Paris tour près du pont des Invalides, sur la rive droite de la Seine, pour la somme de 26.250 francs. Le 2 mars 1900, il dépose les status de la société anonyme du Phono-Cinéma-Théâtre, au capital de 100.000 francs. Paul Decauville et Marguerite Vrignault ont fourni 37.500 francs chacun. (3)
Le Phono-Cinéma-Théâtre! Parmi les vieux Parisiens, qui ne se souvient encore de cette fameuse attraction de la rue de Paris où pour vingt sous! on pouvait entendre et voir les plus grands vedettes de l’époque. Avec sa voix truculente, Coquelin aîné, le grand coq jouant la scène du sonnet des Précieuses Ridicules entouré de Mmes Kerwich et Esquilar ainsi que la scène du duel de Cyrano de Bergerac. Sarah Bernhardt jouait avec Pierre Magnier la scène du duel d’Hamlet. Mais on n’entendait pas la voix d’or de la grande artiste: seulement le cliquetis des épées et les pas des valets d’armes emportant sur un bouclier le cadavre d’Hamlet. C’était d’une belle naïveté mais impressionnant comme tout! Et dire que heurt des glaives, le martèlement des chaussures de fer! tout cela était rendu par des bruiteurs consciencieux.
Car il faut bien reconnaître, si la première idée de la synchronisation scénique au cinéma revient à Mme Marguerite Chenu, la fondatrice du Phono-Cinéma-Théâtre de 1900, ses « talkies » étaient des plus primitifs. On tournait les films dans un studio aménagé sur le toit même du théâtre et l’on y enregistrait également les cylindres qui devaient être passés dans l’appareil phonographique en même temps que le film se déroulait sur l’écran. Il s’agissait d’obtenir le meilleur synchronisme entre la marche du cinématographe et du phonographe, appareils encore primitifs. Tout d’abord les artistes jouaient leurs scènes en parlant ou chantant uniquement pour enregistrer les gestes. Puis pour bien rester dans le mouvement, ils bissaient le texte sans faire le moindre geste, mais en observant le même cadence que la première fois: c’était l’enregistrement du cylindre! (4)
Phono-Cinéma-Théâtre. Un nom fâcheux et désagréable pour qualifier un spectacle curieux, ingénieux et amusant. Curieux surtout, car ce spectacle est basé sur une intelligente combinaison du cinématographe et du phonographe, combinaison qui permet de reproduire, dans leur ensemble vocal et mimique, c’est-à-dire dans leur exactitude absolue et complète, telle ou telle scène de tel ou tel ouvrage, où, en même temps qu’on entend le dialogue des personnages avec la voix même des acteurs qui les représentent et que nous connaissons bien, on voit reproduits tous leurs mouvements, les passades, les jeux de scène, etc. Je sais bien que si le cinématographe est parfait, il n’en est pas tout à fait de même du phonographe, qui laisse encore à désirer, et que celui-ci conserve encore un côté canard qui altère un peu trop les voix que nous sommes accoutumés d’entendre; cependant ces voix restent reconnaissables et, an somme, le résultat obtenu est vraiment intéressant. (…) La directrice de ce gentil spectacle était Mme Marguerite Vrignault, et, il n’est que juste de faire connaitre les noms des deux ingénieurs qui l’avaient rendu possible, MM. Clément-Maurice et Lioret. (5)
On salua cette innovation, mais Mme Chenu — une dilettante en la matière — se trouva aux prises avec les maisons concurrents (6).
Après la fermeture de l’Exposition, le Phono-Cinéma-Théâtre s’installe 42 bis boulevard Bonne-Nouvelle, puis partira en tournée à travers la France et l’Europe.
Visite Berst. Ensemble, après l’Exposition de 1900, lui au phono, moi à la cabine, nous avons fait la grande tournée du Phono-Cinéma-Théâtre, à travers la France, l’Allemagne, l’Autriche et la Suisse. Quelques péripéties de ce voyage me reviennent è l’esprit et je nous revois, pour faire plaisir è notre directrice, Mme Marguerite Vrignault, et ne pas augmenter ses frais, collant nous-mêmes les affiches dans les villes que nous traversions.
Felix Mesguich (7)
Il convient de signaler, que cette Française, qui eut la première, l’idée d’une géniale invention, se dévoua dès 1914, entièrement à nos blessés: fondatrice d’un hôpital, infirmière, Mme Chenu fut envoyée en Amérique; là, au cours des trois années de propagande au profit de la France, elle eut la joie d’adresser à La Croix-Rouge des fonds importants et de nous amener d’immenses sympathies. (8)
Il y a un an — le 8 août 1941 — paraissait le premier numéro de Ciné-Mondial. Sans vouloir insister sur la faveur que nous témoignent des lecteurs de plus en plus nombreux et que nous nous efforçons chaque jour de mériter davantage, rappelons que depuis sa fondation, singulière coïncidence, notre journal est entièrement conçu et élaboré dans une maison qui fut, si l’on peut dire, le berceau du premier cinéma parlant français.
C’est en effet 55, avenue des Champs-Elysées, dans cet immeuble où est installée la rédaction de Ciné-Mondial, que demeurait Mme Marguerite Chenu, qui, il y a quarante-deux ans, à l’occasion de l’Exposition Universelle de 1900, conçut l’idée de réaliser le premier cinématographe « parlant et mouvant » en combinant les deux inventions du phonographe et du cinématographe. A cette époque, il y avait è peine trois ans qu’on avait présenté au Grand Café les premiers films de Louis Lumière. (…)
Puis, après avoir être promenés è travers la France et l’Europe entièrement, films et cylindres, enfermées dans des caisses déposés dans les caves du 55 de l’avenue Champs-Elysées y demeurèrent oubliés une trentaine d’années. En 1933, on les exhuma, et, pour l’inauguration du Marignan (9), le clou fut la présentation de ces premiers « parlants » qui permirent de revoir et d’entendre d’illustres disparus. (10)
(1) Nom de famille Vrignault.
(2-6) Henri Philippon, Voix du Passé – Une émouvante rétrospective, L’Intransigeant, Dimanche 23 Avril 1933 (Gallica/BNF).
(3) Jean-Jacques Meusy, Paris-Palaces, CNRS Editions 2002.
(4) L’Instantané, Juin 1936 (Gallica/BNF).
(5) Arthur Pougin, Le Menestrel, Février 1901 (Gallica/BNF).
(7) Felix Mesguich, Tours de manivelle, Grasset 1933. En 1902, Paul Decauville sera remplacé par Marguerite Vrignault è la présidence du conseil d’administration.
(8) Gavelle De Rcany, Le film parlant, Le Combattant des Deux-Sèvres, Mai 1933 (Gallica/BNF).
(9) “Le cinéma parlant en 1900” de Roger Goupillières, Pathé-Natan, sorti au cinéma Le Marignan, 5 mai 1933.
(10) Gérard Vermande, Le berceau de notre revue était 42 ans plus tôt celui du premier parlant, Ciné-Mondial, 7 Août 1942 (Ciné-ressources: le catalogue collectif des bibliothèques et archives de cinéma).