Une journée au studio de Montreuil avec la compagnie Albatros

Le Lion des Mogols Albatros 1924

Un dancing balayé par des projecteurs qui braquent de tous côtés la lumière naturelle; des lustres qui éclatent, las d’avoir été trop longtemps contenus; puis, comme plaquée au sol par la violence des watts, la foule des danseurs: visages coupés par le masque, épaules nues, où s’accrochent, opposées, les lampes à arc, habits croulant comme à l’infini et cernant la chemise lustrée… Tache bruyante et fantasque, un jazz répand, dans un coin, son rythme, qui rebondit comme une balle éperdue. Devant cette scène qui s’apprête: M. Jean Epstein, aux chevaux aspirés par le vent; des cameras agressives; et, derrière les caméras, de bons géants russes — les opérateurs — souples comme des danseurs, chauves comme les monts de leur pays, souriants comme des enfants qui ont bien travaillé. On tourne au studio de Montreuil.

Que tourne-t-on? Le Lion des Mogols, d’après le scénario de M. Ivan Mosjoukine, où se confondent Orient et Occident, rêve et réalité, vieil antagonisme qui n’a jamais séduit que les vrais poètes. Depuis plus de deux mois, on est à l’œuvre et on ne chôme pas. Matin et soir, artistes, metteurs en scène, machinistes sont sur la brèche. A midi, on déjeune frugalement. A cinq heures, tasse de thé, pour réparer les forces. Et l’on recommence jusqu’à la nuit, sans autre arrêt que pur changer les décors.

— Ce régime n’est pas aussi déprimant qu’on le croit, me dit M. Mosjoukine. C’est une affaire d’habitude, d’entraînement. Il y a une sorte de sport au cinéma, mais  qui n’est guère celui que l’on suppose. Bien des artistes, qui se lamentent gratuitement sur la pénurie des films sportifs, seraient fort en peine, tout au moins durant les premiers jours, d’exécuter notre programme quotidien. Nous sommes ici à l’école de la patience, de la méthode temps. L’électricité est un supplice pour les débutants; elle détériore le masque, aveugle, plante comme des griffes de feu dans toute la région frontale. Et, cependant, avec le temps, on n’y prête plus attention. On se refait un regard en face de la lumière, sans même froncer les sourcils. Ce n’est pas un miracle, non, … la simple accoutumance.

Mais voici qu’on tourne. Les projecteurs rectifient leur angle de lumière; le jazz éclate comme un feu d’artifice aux innombrables fusées; les couples de danseurs égrènent, sous les watts implacables, un shimmy trépidant. Le metteurs en scène lève les bras, bondit comme sur une proie, se recule, détache des rôles, mime la scène, allume une cigarette — et la rallume cinq fois — puis, exténué, sûres autres autant que de lui-même, s’abat contre une caméra en s’épongeant le front. Le jazz, persistant, saute d’un tango à un boston, pou s’en retourner, du même rythme endiablé, à un one-step désuet. Un temps… Silence. Photographies. La scène est terminée.

A la faveur du vacarme qui renaît, comme trop longtemps apaisé, je vais rejoindre M. Kamenka, directeur artistique de la Société des Films Albatros, éditrice du Lion des Mogols. M. Kamenka est un homme jeune, qu’on devine taillé pour l’action prompte, malgré ses yeux rêveurs et son pâle visage. Il parle avec une rare sobriété de gestes, d’une voix calme, que secoue, parfois, un rire frais, bien vite réprimé. Il ne tient aucune réalité pour définitive. Il fait peu de projets, ou ne les confie point; il proteste si on le loue, se défend d’avoir apporté quoi que ce soit de neuf au cinéma.

— Nous vous devons tant, me dit-il. Voyez-vous, c’est beau d’aimer la France. Cela met au cœur de l’homme une joie pure et forte comme celle d’un frère qui retrouve une sœur et qui ne la quittera plus. Mais n’est-ce pas beau encore que de l’aimer pratiquement! Non seulement pour sa richesse propre, pour son intellectualité puissante, la clarté de son paysage moral, mais pour l’intense rayonnement de son génie, pour tout ce qu’elle donne comme en dehors d’elle-même, ce qu’elle apporte de noble, de grand, de sain dans le développement de l’esprit international. On a, monsieur, commis sur le film russe de graves erreurs, d’autant plus pernicieuses qu’elles sont  à votre préjudice. Il est vrai qu’il y a, chez vous, une sorte de passion à vous détruire, pour exalter, par contraste, les œuvres étrangères, fussent-elles de valeur égale ou, plus souvent, inférieure. Il faut vous le confesser: sans la France, il n’y aurait pas de film russe. Nos plus belles productions ont été exécutées chez vous, dans vos studios, souvent avec vos metteurs en scène. Or, avant la guerre, le film russe était pratiquement inexistant. Il le serait sans doute demeuré sans la poussée bolcheviste, qui en 1919 contraignit Ermolieff et sa compagnie à quitter Yalta, en Crimée, pour venir travailler à Paris. Nous avions tout à apprendre. Je concède que nous ayons été de bons élèves. Peu à peu, le contact de vos artistes nous autorisa à plus de confiance et, peut-être aussi, à plus d’audace. Alors se produisit un phénomène ethno-psychologique, si l’on peut dire, qui ne laissa point d’étonner de prime abord. Il fallut, en effet, l’exil, l’arrachement à notre atmosphère pour nous éclairer enfin sur nous-mêmes. Toute la poésie, tous les sentiments de notre race, nous les avons retrouvés, mais en dehors du pays natal. Etroitement groupés, nous avons tous, artistes, metteurs en scène, décorateurs, revécu la vie d’autrefois, nous imprégnant de vieux souvenirs qui ont bien vite recréé en nous, malgré la fatale adaptation, une âme russe. Là est sans doute tout le secret. Vous voyez donc quelle part est la vôtre dans notre succès. Et ne faut-il pas également y associer ceux d’entre vos metteurs en scène qui ont bien voulu travailler pour notre compte: Etiévant, Boudrioz, Epstein?

Mais ce que M. Kamenka ne nous dit point, c’est l’âpre et beau talent d’un Mosjoukine, la haute valeur artistique d’un Volkoff, d’un Tourjansky, d’un Nadedjine, la puissance force comique d’un Koline, le charme d’une Lissenko, d’une Kovanko… C’est le travail incessant de toute une classe à parfaire l’œuvre commencée, malgré la détresse de l’exil. C’est son propre génie qui tend à s’affirmer davantage, et cela sous l’intelligente direction de M. Kamenka lui-même et de ses collaborateurs.

D’ailleurs, vous jugerez des résultats grâce à la magie de l’écran.

Paris, Juillet 1924