Paris, 17 Janvier 1920.

Il y a de par le monde une société de gens convaincus qui dépensent une activité inlassable et des sommes importantes pour la propagation de leurs idées: j’ai nommé les Théosophes.
La Théosophie est une sorte de religion spiritualiste et philosophique dont l’idée maitresse est la “réincarnation.”
Pour ma part, je n’avais pas encore rencontré d’exemple probant d’un tel phénomène, quand les nécessités parfois agréables du métier cinégraphique me mirent ce matin en face de Lyda Borelli, ressuscitant sur l’écran la célèbre Mme Tallien. Pris par le charme captivant de cette admirable créature, je me disais que les Théosophes pourraient bien avoir raison et qu’incarner aussi parfaitement et complètement un personnage ne doit être possible que si on l’a déjà vécu dans une existence antérieure. Lyda Borelli est la « réincarnation » de Mme Tallien. Elle est belle, élégante, gracieuse; harmonieuse comme l’était cette belle Thérésia Cabarrus, devenue Marquise de Fontenay, puis femme du Conventionnel, et son masque de camée reflète d’une façon saisissante la flamme d’amour, de courage et d’intelligence dont le feu intérieur l’anime tout entière. Son jeu est sobre et juste. L’expression, surtout dans le mépris et le dégout est éclatante de vérité.
Je vous le dis, ce que nous avons vu ce matin, ce n’est pas Lyda Borelli, c’est Mme Tallien.
Autour de certe étoile de première grandeur, gravitent trois interprètes dont l’éclat est suffisant pour ne pas paraître de l’ombre dans certe lumière, et dame, ceci est bien la meilleure chose que je puisse dire d’eux, car l’entreprise était osée de jouer à coté d’elle et de briller tout de même dans son rayonnement.
M. Amleto Novelli, dans le rôle de Tallien, a dans son jeu autant de panache (c’est le cas de le dire) que sur son chapeau à trois plumes d’autruche frisées de commissaire de la Convention. Il est bon et même sympathique; je vous assure « sympathique » et c’est difficile dans un tel rôle. Il a une manière si cordiale de vous envoyer à la guillotine que c’est à vous en faire regretter cette distraction, réservée aujourd’hui à de rares privilégiés (Entre nous elle avait autrement de ragout que le dancing, avouez-le!). Il est vrai qu’il rachetait ce semblant de sévérité par une indulgence et des absolutions, intéressées d’ailleurs, dont il faillit être la première victime.
Si M. Novelli est bon, l’artiste dont je regrette de ne pouvoir citer le nom, et qui interprète le rôle de l’amoureux intrépide est charmant. Il a su apporter dans ce rôle une mesure exacte, et, sans tomber dans le précipice du mélo, il nous a fait éprouver le vertige des abîmes du danger et de la témérité. Les scènes d’amour sont d’une grâce parfaite et respirent le bonheur que le péril décuple.
Robespierre est bien la plus sinistre figure de la Révolution. L’aspect de ce sectaire glacial, de ce monomane de la guillotine fait passer dans les vertèbres le frisson du couperet dont il était la vivante image. M. Fabiani avec son élégance sobre, son geste sec, sa face cruelle, a réalisé d’une façon saisissante le personnage exact du tyran. Dans la scène de l’arrestation et de ta mort, il ne manque pas de grandeur tragique.

Les Italiens sont maitres dans l’art de faire mouvoir les foules à l’écran et sont très supérieurs en cela aux Américains. Les scènes d’émeute dans la rue sont d’un réalisme saisissant, et là le film italien triomphe incontestablement. Ces masses évoluent avec une vie, un naturel et une vraisemblance réellement déconcertante, et c’est dans ces mouvements multiples et compliqués que l’art du metteur en scène éclate.
Je ne saurais assez louer le talent de M. Guazzoni à qui nous devons les magnificences de cette belle réalisation. Le contraste est poignant entre la grâce insouciante de la fête dans le pare du Marquis de Fontenay et le déchaînement du peuple dans la rue. Il y a là une succession de tableaux tour à tour poétiques et charmants, puis d’une violente bestialité dont l’opposition est d’un dramatique intense. L’appel des condamnés à la prison des Carmes est fort impressionnant, mais le clou de la mise en scène est la séance de la Convention. C’est d’une vérité et d’une intensité dont je a’ai pas souvenir que rien encore ait approché.
A ceux, qui ce matin critiquaient qu’il y eut dans le Jardin du Marquis de Fontenay à Paris, des aloès (qu’une insuffisance botanique leur faisait d’ailleurs dénommer cactus), je répondrai qu’il y a des palmiers en pleine terre au parc Monceau et des aloès aussi, en été, et que la critique, pour être impartiale, doit juger d’ensemble et ne pas chiner seulement des détails.
Dire néanmoins que la mise en scène n’eût pas gagné à s’éclairer des conseils érudits d’un Lenotre ou d’un Funck-Brentano serait inexact. Si beaucoup de tableaux, tel que l’atelier de Mme Vigée-Le Brun fleurent l’époque plein nez, d’autres, comme le tribunal révolutionnaire sont à c6té de la tradition. Une visite préalable au Musée Grévin s’imposait.
Quant à l’action elle-même, elle se ressent de l’époque et des événements eux-mêmes qui l’ont engendrée.
Songez que vous assistez à la reconstitution visuelle de toute la Révolution, depuis la prise de la Bastille jusqu’à la fin de la Terreur. C’est l’ouragan révolutionnaire qui souffle en tempere à travers toute l’action, la domine, et je dirai l’écrase lourdement. Les préoccupations amoureuses de Mme Tallien et de son fiancé, les combinaisons intéressées ou érotiques de Tallien et des autres nous paraissent bien pâles, bien mesquines, bien insignifiantes, mesurées aux événements qui entraînent toutes ces marionnettes dans leur tourbillon effréné.
Et puis une erreur fondamentale de conception s’est glissée dans le scénario. La pensée de l’auteur est de placer l’héroïne entre son amour pour son fiancé, et la nécessité où elle se trouve de renoncer à son amour et d’épouser Tallien pour sauver la vie de celui qu’elle aime. Or, Talllien ne semble pas déplaire, mais là pas du tout, à la Marquise de Fontenay et elle envisage comme un pis-aller très acceptable de devenir l’épouse du héros du 7 thermidor. Combien la situation eût été plus dramatique si elle avait haï Tallien.
Ces réserves faites, ce sont deux heures d’enchantement que vous procure la vision de cette oeuvre admirable que doit couronner le plus absolu succès, si le sentiment du beau n’a pas complètement déserté cette triste planète. C’est un des plus beaux, oserai-je le dire, le plus beau film qu’il m’ait été donné de voir? La photographie en est admirable, simplement.
Laissez-moi déplorer, en terminant, que nous, Français, qui possédons la plus riche littérature du monde, qui avons une histoire unique, tour à tour glorieuse, tragique et romanesque, nous nous laissons déposséder par l’étranger de tous les avantages artistiques et matériels que leur reconstitution à l’écran ne manquerait pas de nous procurer. Et cela pourquoi? Parce que les grandes maisons françaises trouvent qu’elles ont moins de mal à gagner beaucoup d’argent en important des films étrangers qu’en se donnant la peine de les créer elles-mêmes et d’en surveiller l’exécution! Et aussi parce que les exploitants out posé un axiome idiot: « Le public ne veut pas de films en costumes ». Qu’il avouent: « Nous, les exploitants, nous ne voulons pas de films en costumes parce que, obligatoirement, le film en costume c’est de l’histoire, et comme nous ne la savons pas, nous ne pouvons pas comprendre le film », soit! mais qu’ils n’aient pas l’impudence de tirer argument de leur propre ignorance pour prétendre qu’ils représentent la tendance de la masse et de substituer à son goût à elle leur propre absence de goût à eux!
Nom d’un chien! il y a pourtant en France pas mal de gens qui ont leur certificat d’études primaires!
Le succès de Mme Tallien ce matin au « Lutetia », anéantit ce préjugé fabriqué de toutes pièces par la vanité imbécile des ignorants, tant au détriment du public… qu’à celui de notre industrie cinématographique.
Mme Tallien, messieurs les exploitants, quoiqu’un film en costumes, est une merveille et sera un triomphe.
C’est égal, Tallien-Novelli est un heureux coquin, et j’avoue que pour certe Thérésia-Borelli là, moi aussi, je risquerais bien la guillotine.
Jacques Cor
(La Cinématographie Française – Archivio In Penombra)
Bellissimo e spiritoso articolo. Grazie!