
Paris, octobre 1922
C’est dans le bureau de MM. J. L. Croze et Lachouque, les éditeurs en Europe des derniers films de Max Linder que j’ai eu le grand plaisir de faire la connaissance di grand comique en chair et en os, revenu au pays natal après un exil volontaire de trois ans dans les régions d’outre-mer.
En présence de ses deux amis, Max Linder se livra au supplice de l’interview avec une bonne grâce parfaite. Il nous fit l’honneur de mimer spécialement pour nous des scènes qui auraient certainement amusé nos lecteurs, s’ils avaient pu être présents.
Max Linder parla d’abord de ses débuts chez Pathé, à l’époque où l’on tournait un film par jour. Sa première bande mesura 150 mètres tandis que ses dernières sont au moins dix fois plus longues.
Toujours fidèle à sa première maison, il y tournait encore quand la guerre éclata. Envoyé au front, il tomba presque aussitôt malade et passa trois ans dans les hôpitaux.
Pendant sa convalescence, il fit en 1917 un premier voyage en Amérique et s’émerveilla de la perfection technique dans les studios, spécialement à Los Angeles, « la capitale du monde cinégraphique ».
— C’était donc avec l’espoir de travailler dans de meilleures conditions qu’en France fatiguée et retardée par quatre ans d’efforts suprêmes, que je suis revenu en 1919, en Amérique — dit Max Linder.
La première année fut très dure pour moi. Pensez! Sans savoir un mot d’anglais j’ai dû diriger la mise en scène, le travail de mes camarades etc., tout en jouant moi-même le rôle principal.
Sept ans de malheur fut pourtant achevé, et en m’attaquant à Soyez ma femme et ensuite à ma parodie sur Les Trois Mousquetaires j’ai appris suffisamment d’anglais pour que le travail fût moins compliqué.
— Vous aviez plusieurs français avec vous dans la parodie Les Trois Mousquetaires, je crois?
— Quelques-uns. Mais vous savez il n’y pas beaucoup de français là-bas. Je fais plusieurs matches dans le film avec un maître d’armes français qui s’est établi à Hollywood. En outre il y a un professeur de langues et un certain comte de Limour qui y habite pour son plaisir, ainsi que votre confrère Robert Florey, qui est chef de publicité chez Douglas Fairbanks.
— Est-ce qu’il y a beaucoup d’artistes américains qui parlent français?
— Mary Pickford parle très bien. Je n’en connais pas d’autres.
— Et Douglas?
Max Linder sourit:
— Oui, mais il dit toujours la même chose: « A tout à l’heure, mon vieux », et des phrases de ce genre.
— Comment jugez-vous la camaraderie entre artistes là-bas?
— Charmante! Tout à fait charmante! On a dit beaucoup de mal sur les artistes d’Hollywood. C’est faux. Naturellement comme dans toutes les corporations, il y a un mélange. Mais je vous dis: pour pouvoir e lever à 6 heures le matin (ce que font les artistes qui travaillent) il faut se coucher de bonne heure. Ensuite les femmes sont assez coquettes pour mener une vie saine et ordonnée. Leur beauté et leur fraîcheur perdues, leur carrière serait terminée.
— Vous êtes très bons amis avec Charlie Chaplin, n’est-ce pas?
— Ah! Charlie! En effet, c’est mon ami le plus intime. J’ai la plus grande estime et la plus grande admiration pour lui.
Max Linder s’émeut et devient tout à fait enthousiaste en parlant du « roi du rire ». Il saute sur ses pieds et, avec une ardeur rare chez un artiste qui parle d’un collègue, il reprend:
— Charlie est le plus grand cerveau de notre époque. Oui, à tous les points de vue! Je dis encore que le public ne saura jamais la vraie grandeur de Charlie. Pour cela il faudrait le suivre au travail et le connaitre dans l’intimité. Certes, il n’a pu, dans son jeune âge, poursuivre régulièrement ses études, il est « self made »: l’homme qui s’est fait lui-même! Ce qui est bizarre, c’est qu’il lui manque le sens de certaines petites choses: Il a habité par exemple la même villa pendant trois ans et ne sait pas encore son numéro de téléphone!
Mais quel génie! Il y a trois ans que je le connais intimement et pour moi il s’est renouvelé tous les jours. Chaque fois que je l’ai vu, j’ai découvert un nouveau Charlie.
Il vous parle sur n’importe quel sujet pendant des heures. tenez, je me rappelle qu’à une petite fête chez moi on donna à Charlie un nouveau sujet de discours toutes les minutes, et qu’il parla pendant une heure sur soixante sujets tout à fait différents sans hésiter une seconde.
On lui demanda également de jouer un sketch. Toutes les lumières s’éteignirent aussitôt et voici ce qu’on vit: Le rideau au fond de la salle s’ouvre. D’abord on ne voit rien. Puis apparait la figure de Charlie toute blanche dans la lumière d’une bougie qu’il tient dans la main. Il a enlevé son smoking et son faux-col et la lumière se reflète sur sa chemise blanche. Sur la main tenant la bugie, il y a une tache de sang.
Il avance et on découvre dans la faible éclairage une forme étendue sous un drap blanc. Charlie regarde des deux côtes et lève un coin du drap découvrant la tête d’une femme morte. Elle a un collier autour du cou. Charlie avance une main pour prendre le collier, quand tout à coup on entend le cœur du cadavre battre dans le silence.
Charlie recule. Le cœur s’arrête de battre. Charlie avance encore, mais quand il touche le collier, le cœur recommence à battre. Pris d’une fureur sauvage il se jette sur le cadavre et l’étrangle sans que celui-ci ne bouge ou pousse un cri.
Il regarde à droite et à gauche et veut reprendre le collier. Le cœur recommence à battre!
Avec une expression indescriptible d’horreur et de peur, Charlie recule et tombe raide mort. La bougie s’éteint. L’obscurité règne à nouveau.
Ah ce Charlie! Une autre fois, il fait la danse des claquettes avec les pieds et les mains et imite tous les trucs de music-hall comme s’il les avait pratiqués quotidiennement. J’avais engagé quelques professionnels pour distraire mes invités: ils étaient « épatés » come nous.
Max Linder fait vivre ses mots, par ses gestes et son jeu, de telle manière que nous demandons s’il ne pratique pas lui-même les trucs dans lesquels Charlie excelle.
— Et c’est toujours pareil. Chaque fois qu’on quitte Charlie, on se dit « Quel homme! Quel génie! »
— A parte cela, il est aussi très triste, dit-on?
— Oui, il lui faut un public. Quand il est seul il devient facilement morose. Et je le comprends. Lui, comme moi, nous faisons toujours nos scénarios nous-mêmes. Quand on a tourné un certain nombre de films on arrive à un point où l’on s’arrête sans pouvoir continuer. On se sent épuisé, fini et on désespère. Et l’histoire, le scénario, c’est le principal! Si le thème est idiot, le meilleur acteur du monde ne peut en faire un bon film. Combien de fois n’ai-je pas souffert, en tournant mes 400 films, d’une histoire stupide — et dont j’étais l’auteur! (Vous voyez d’ici les yeux de Max!) On n’est pas tous Molière — ou Sacha Guitry.
Un matin j’ai trouvé Charlie en train de se raser. (Max imite les gestes) Il était d’une humeur excellente. Il avait trouvé une idée pour un film. « Ecoutez, Max! dit-il, j’entre comme ça, je tombe là… etc. Qu’est-ce que vous en dites? » J’ai trouvé l’idée épatante.
Quelques semaines plus tard, je rencontre Charlie dans un restaurant. Il était triste à mourir. « Ça ne va pas, old boy? » je lui fais. Comment va votre film? « Ça ne va pas du tout. L’histoire est impossible, idiote. Et je ne trouve pas de dénouement! ».
Je m’installe à côte de lui: « Ecoutez, Charlie, vous avez vu mon dernier film. Vous avez vu mes gags . Vous me connaissez, je vous connais. Eh bien, laissez-moi vous aider à trouver un fin! » « Non! répond Charlie (Max donne un coup de poing sur la table pour l’imiter), je veux trouver la fin moi-même! »
Voilà l’homme qui ne sera reconnu à sa juste valeur qu’après sa mort!
Max Linder s’assoit encore tout chaud de son enthousiasme emporté. Il n’a pas du tout épuisé le sujet, c’est évident. Mais l’heure avance — pour lui, pas pour ses auditeurs. Que de rendez-vous, et d’affaires, n’oublierait-on pas pour entendre max Linder s’enflammer au sujet de son illustre rival américain, qui pourtant a déclaré que Max avait été son vrai professeur dans l’art de, faire rire.
— Qu’est-ce que vous pensez des autres comiques américains?
— Il n’y en a pas un qui puisse être nommé en même temps que Charlie.
Buster Keaton est peut-être le meilleur d’entre eaux. Il a progressé beaucoup. J’aime bien aussi les films de Harold Lloyd. Vous me comprenez? Les films de Lloyd! Pas Lloyd lui-même. Comme Charlie fait ses films, ce sont les films qui font Lloyd, dont les scénarios sont élaborés et mis au point d’une manière parfaite.
— Et les comiques françaises?
— Je n’ai pas vu un film français pendant trois ans. Ils ne vont pas en Amérique, où on ne les aime pas. Je crois qu’on y a vendu quatre films français en tout pendant les sept dernières années et pas un n’est passé dans les grands cinémas de Los Angeles.
— Vos films, comment ont-ils été reçus?
— Pas mal. Mais on les considère comme des films français, ce qui m’a fait beaucoup de tort vis-à-vis de certains propriétaires de cinémas: ce sont les germano-américains, c’est-à-dire ceux qui se disaient américains, mais qui étaient en esprit plus allemands que les allemands eux-mêmes. Car, notez bien, les vrais allemands étaient toujours très gentils. Mais les autres ont coupé et maltraité mes films d’une façon inouïe, comme s’ils espéraient prendre une revanche sur la France par ce moyen!
— Vos projects?
— Je ne les connais pas. C’est bien vrai, je ne sais rien. Je sui venu pour lancer mes films ici et j’espère pouvoir y rester pour travailler. Je suis bien français vous savez, et j’aime mon patelin. Je souhaite sincèrement trouver ici un studio, des associés, des collaborateurs — enfin tout ce qu’il faut pour travailler. Sans cela, il faudra que je retourne en Amérique.
Ture Dahlin
Quel dommage Max Linder!