Tournant dangereux

Ciné-Journal Paris 25 Octobre 1929

Paris, 25 Octobre 1929

Bien que le nombre des films sonores ou parlants (à n’importe quel pourcentage) soit déjà assez important pour inquiéter la production muette, il nous apparaît  cependant prématuré d’envisager la disparition totale du film muet.

La sonorisation des films qui, pou certaines salles, constitue un progrès et une économie appréciables en raison de la suppression des frais d’orchestre élevés (hélas, souvent quels orchestres!) la sonorisation des films ne peut être envisagée pour toutes les productions.

Que l’on nous donne des effets de bruits, de chant, de musique, de diction même, que l’on fasse intervenir dans les motifs visuels des motifs auditifs, tout cela ne peut que flatter notre sens artistique.

Mais tous les films pourront-ils être sonorisés? Faut-il se jeter aveuglement dans cette voie et, sous prétexte de progrès, sonoriser toute œuvre nouvelle, voire des rééditions pour le moins inopportunes?

Il y a là un très grand danger que nos réalisateurs sauront éviter. Il ne faudrait pas que sous prétexte de phonogénie nous retrouvions dans chaque film l’éternel dancing bruyant à souhait, ou bien la paire des gifles qui fait si bien au micro, ou encore le bruit du moteur qui remplit si bien la salle des vrombissements.

La nouvelle technique va demander de nouveaux moyens et la recherche des effets sonores une délicatesse de touche infinie.

Un film sonorisé n’est pas forcément supérieur à un film muet. Si l’on ne cherche qu’à supprimer l’orchestre et que l’on soit obligé d’écouter un super-phonographe, la cause du film sonore sera bien vite compromise.

Tous les sujets ne sont pas, à priori, sonorisables (que l’on excuse ce barbarisme) et il sera souvent préférable de donner une version muette appuyée par un bon orchestre plutôt que de chercher à épater le public par les beuglements de hauts parleurs bruyants.

Ce que nous disons du film sonore devra s’appliquer au film parlant car, avant d’annoncer du 100 % parlant, il faudra tout de même se rendre compte si ce pourcentage est bien de circonstance.

Ce 100 % semble préoccuper beaucoup trop nos cinéastes, et tel qui se serait contenté d’une sonorisation ou de 25 % parlant ne rêve plus que de 100 %.

Demain quelque plaisantin sera bien capable d’annoncer du 150 %; on parlera pendant les entr’actes, avant et après le film lui-même! Bref on enviera les sourds, car eux seuls connaîtront repos de l’oreille.

Il y a là un tournant dangereux auquel nous devrons prendre garde si l’on ne veut pas tuer dès sa naissance un Art promis aux plus belles réalisations.

Nous voulons des films sonores justifiant leur raison d’être , artistiquement s’entend; nous voulons bien des films parlants si le verbe est à sa place, et nous oblige pas à un effort cérébral quel qu’il soit.

Mais nous lutterons toujours contre l’esprit de mercantilisme qui pousse trop de malins à appeler « films sonores » des films à bruits sans aucune valeur ni raison.

C. F. Tavano
(Ciné-Journal – Le Journal du Film)