Ivan Mosjoukine un grand artiste

Ivan Mosjoukine

Paris, Septembre 1924
D’un geste amical, Ivan Mosjoukine m’avait invité à monter dans son automobile; et bientôt nous voguons vers Paris, laissant au détour de la route le studio Albatros, dont la fière silhouette se détache dans le ciel clair.

Les mains crispés au volant, Ivan Mosjoukine parle d’une voix hésitante, cherchant ses mots, car il n’est pas encore familiarisé avec notre langue.

— Dès ma plus tendre enfance, je fus attiré par le théâtre, mais mes parents, de riches propriétaires terriens, entendaient faire de moi un avocat ou un avoué. Je fus donc mis en pension à la Faculté de Droit de Moscou. Mais le démon qui sommeillait en moi se réveilla brusquement et eut rapidement le dessus. J’employais l’argent que m’envoyaient mes parents à aller chaque soir au théâtre. J’oubliais pendant quelques heures le monde qui m’environnait, tout yeux et tout oreilles à ce qui se passait sur la scène.
Un jour, je pus pénétrer dans les coulisses et bavarder avec quelques artistes. Ce fut le déclenchement, mes dernières hésitations s’évanouirent et je signais, avant les vacances, un engagement avec une troupe théâtrale pour l’automne suivant. C’était en 1909. Pendant des semaines je cherchais comment annoncer la nouvelle à ma famille, mais vont le moment du départ sans que je m’y fusse décidé. Durant tout un hiver, je jouai les jeunes premiers à raison de trente roubles par mois. Juste de quoi ne pas mourir de faim! Mais je vis mes efforts récompensés, on m’offrit d’entrer au théâtre de la maison du Peuple. J’acceptai. Peu après, les films Khanjonkoff faisaient appel aux acteurs de la Maison du Peuple pour jouer dans ses films adaptés des œuvres de Poutckine, Tolstoï et Lermontoff. Je fis mes débuts à l’écran dans la Sonate à Kreuzer, d’après Tolstoï.
Puis je continuais à mener de front théâtre et cinéma jusqu’à la guerre, que je fis en qualité d’artilleur. Démobilisé, j’allais reprendre mon ancien métier d’artiste, lorsque la tourmente bolcheviste éclata; je dus fuir précipitamment, laissant tous mes biens entre les mains des révolutionnaires.
Vous dire les souffrances que nous endurâmes, mes compagnons et moi, est chose difficile. Enfin nous pûmes gagner la Crimée, exténués de fatigue, mais sains et saufs.
J’avais beaucoup lu d’écrivains français et joué de nombreuses pièces de vos auteurs. J’aimais la France sans la connaître et ce fut vers elle que se tournèrent mes regards d’exilé.
Nous étions à Constantinople, lorsque, profitant de l’occasion, je tournais, avec Mme Lissenko, quelques scènes de mon premier, présenté chez vous sous le titre: l’Etrange Aventure.
L’accueil que je reçus en France m’émut beaucoup, je réussis à me refaire une situation et, engagé par les films Ermolieff — devenus par la suite les films Albatros — je tournais plusieurs films en qualité d’interprète et parfois aussi comme metteur en scène et scénariste.

Il y eut un moment de silence. Puis je demandai:

— Que pensez-vous des scénarios? Vous ne devez, certes, pas en manquer?

— Hélas, oui! et surtout des adaptations d’œuvres littéraires. Mais je considère que la mise à l’écran d’un roman, même d’auteur célèbre, est presque impossible et, d’ailleurs, sans intérêt pour les lettres aussi bien que pour le cinéma.
D’ailleurs, il me semble que nous sommes à la veille de voir surgir une véritable littérature cinématographique. Dans les bandes, les sous-titres seront réduits au minimum, ou peut-être même disparaîtront complètement. Et c’est pas le corps, la figure et les yeux de l’acteur que s’extérioriseront les émotions les plus subtiles de l’âme humaine.

— Le cadre dans lequel vous jouez, influe-t-il sur l’intensité de vos émotions artistiques?

— Considérablement! Je n’oublierai jamais la petite histoire suivante: Un jour, à Moscou, nous allons jouer les Romantiques, d’Edmond Rostand, dans le cadre admirable de la nature, qui était un décor rêvé. Ce fut un four retentissant. La clair de la lune, le murmure des feuilles, tout nous gênait. Les voix ne portaient pas, les répliques se perdaient. J’éprouve les mêmes sensations pendant les prises de vues d’extérieurs. Le plus beau paysage ne m’enthousiasme pas et ne peut me donner la fièvre créatrice. La nature à l’écran, c’est de la photo mouvante; la vie à l’écran, c’est une création artificielle.  J’estime personnellement que le cinéma, quoique différant fortement par sa technique et ses formes extérieures de l’art théâtral, est, par son essence ainsi que par le procedé de sa création, identique au théâtre. Il suffit à un artiste, touché par la flamme sacrée, d’oublier tout pendant la prise de vue et de créer comme sur la scène, par chacun de ses muscles, par l’interrogation muette ou la douleur expressive de ses yeux. Le cinéma est muet, mais il a une figure, véritable miroir de l’âme. Dans le cinéma, le principe essentiel de technique est le silence absolu et un rythme extérieur très précis; quant au principe de la création, il est basé uniquement sur les poses, de légères nuances d’expression rendant la psychologie intérieure du personnage et ses contradictions.
Le cinéma peut atteindre par son silence les sommités de l’art classique, égalent par son monochronisme la pureté de la sculpture. Les paroles sur l’écran sont aussi peu esthétiques que la peinture sur une œuvre de sculpteur, et je crois fermement que le temps est proche où tous les scénarios seront écrits suivant ce principe.
Une dame m’a dit, un jour, que dans les scènes d’extérieurs les chevaux et les chiens sont les meilleurs acteurs: ils sont tout à fait “comme dans la vie”; eh bien, ce “comme dans la vie” est pour moi le plus terrible ennemi du cinéma.

— Quel est, de ceux que vous avez interprétés, le film que vous préférez?

Le Brasier Ardent, à cause des caractères et des contradictions des personnages. J’essaie toujours de saisir les véritables traits des hommes et porter à l’écran la face de la vie, mêlée aux drames les plus intimes. Et j’ajouterai que, si ce plan avait été tel que je le voyais sur mon écran mental, cela aurait pu être pour moi le meilleur de mes films.

Le crépuscule est tombé. Nous sommes place de la Concorde. Mosjoukine freine alors brusquement, et silencieux, les coudes appuyés sur le volant, contemple l’Arc de Triomphe, derrière lequel le soleil couchant dresse un léger voile de pourpre. Mosjoukine est aussi poète.

George Fronval
(Ciné-Miroir)