
Dans une enquête lancée dans les journaux d’Amérique au sujet des douze personnalités les plus marquantes de l’époque, Charlie Chaplin avait fait suivre le nom d’Al Jolson de cette réflexion: « Il est indubitable que c’est à son talent que nous sommes redevables de l’inondation de détestables talkies que nous subissons en ce moment ».
C’est à cette appréciation qu’Al Jolson répond dans l’article ci-dessous:
« Si Charlie ne fait pas de talkies, il ne fera plus rien du tout ». M. Jolson bondit du divan de cuir rouge et se mit à marcher de long en large. « C’est une erreur de croire que les films parlants vont ruiner l’art de la pantomime ». Les mots se bousculaient sur ses lèvres: « Tenez, dans certaines pièces, il y a des moments où la pantomime est indispensable; il en sera de même avec les talkies. Si Charlie tient à garder ce qu’il appelle “la grande beauté du silence”, il ne lui reste qu’à s’enfermer dans une cellule de moine ou se faire ermite! “La grande beauté du silence”, en vérité! J’étais à une réunion l’autre soir, de huit heures et demie à cinq heures du matin, Charlie a parlé et chanté sans arrêt! C’est vous dire que notre ami sait parfaitement se servir de sa voix pour distraire son public, et je suis certain que, s’il se décide à faire des talkies, son succès sera plus grand encore qu’il ne l’a été dans les films muets.
Charlie est un grand acteur. Pourquoi hésiterait-il à devenir plus grand en faisant ce que le public attend de lui? La vérité est.je crois, qu’il ne veut pas être lié aux Warner Brothers, parce qu’il appartient aux United Artists, mais il sera bien forcé de reconnaître que les Warner sont, financièrement, la compagnie la plus importante aujourd’hui parce qu’ils donnent au public ce que ce dernier réclame: des talkies.
Charlie a tort de dire si haut qu’il déteste les films parlants, car il sera bien obligé d’y venir comme les autres, sous peine de se voir délaissé par ses anciens admirateurs. Il est assez naturel que ses succès anciens et présents dans le film muet ne pouvaient que lui faire redouter de se hasarder dans un domaine qui lui est inconnu et il se peut aussi qu’il ait craint que sa voix, ainsi que sa façon de s’exprimer, ne fussent trop raffinées pour s’harmoniser avec l’inoubliable silhouette de vagabond qu’il avait créé ».
Saisissant au vol une seconde de silence: « Et vous, monsieur Jolson, pourquoi aimes-vous tant les talkies? ».
« A mon avis, une seule raison suffit à prouver que les talkies sont intéressants. C’est que le publique va plus voir les films muets. Voilà la vraie réponse. Lorsque Charlie parle de la beauté et des jolies filles qui sont, dit-il, la clé de voûte du cinéma, je réponds: et vos propres films? Est-ce vraiment la beauté de vos stars qui en a fait le prodigieux succès? Non. C’est vous-même, votre étonnante personnalité, toutes ces nuances imperceptibles de votre physionomie qui rendaient tout le comique douloureux de la vie. La parole ne fera qu’augmenter votre emprise sur le public.
Et voici mon message à Charlie, continua M. Jolson, avec un certain lyrisme: Harold Lloyd va faire des films parlants: vous aussi, Charlie, vous en ferez. Ne dites pas non, je sais que vous y viendrez et, si vous n’en avez pas encore fait, c’est que vous êtes timoré et que vous craignez de ne pas réussir ».
A ce moment, la porte s’ouvrit et une tête de jeune homme s’insinua dans l’ouverture. « Monsieur Jolson, nous allons passer quelques scènes, si vous voulez venir? ».
M. Jolson m’entraîna rapidement. « Venez, vous allez voir quelques passages de mon dernier film, Little Pal » me dit-il.
Les lumières s’éteignirent et sur l’écran l’image se précisa. David Lee était immobile sur le sol. Il venait d’être renversé par un camion. Une foule de figurants l’entouraient, répétant: « Il est blessé, pauvre petit, il est blessé ». Soudain, Al se précipita, bousculant tout le monde: « Mon enfant! » et avec un cri déchirant: « Mon petit garçon! Ils l’ont tue! Oh! my Little Pal! ». Ceci continua une dizaine de minutes.
Lorsque ce fut terminé, M. Jolson admit confidentiellement: « Il faudra que je parle plus doucement. C’est exagéré, n’est-ce pas? Oui, évidemment, c’est exagéré. Croiriez-vous que j’ai crié cette phrase plus de soixante-dix fois avant de trouver l’intonation juste? A la fin, cela tournait à l’hystérie et le directeur lui-même était impuissant à m’arrêter. Je continuais à crier. Cependant, ne jugez pas le film sur ces bribes un peu décousues. Vous verrez que, lorsqu’il sera donné dans une salle, l’attendrissement sera général, car le public adore cette sorte d’histoire. Nous sommes obligés d’amplifier, de grossir un peu tout ce que nous faisons pour les talkies et, à un point de vue purement intellectuel, je ne puis guère considérer cela comme un progrès. Mais, que voulez-vous, le succès peut seul justifier nos efforts.
Je n’ai pas besoin de vous dire que, dans la vie réelle, les bons petits garçons ne passent pas leur temps sur les genoux de leurs mères et que la plupart des mamans, bien loin d’avoir les mains abîmées par le travail, sortent tous les soirs avec un cavalier pour aller danser, mais le public demande qu’on lui montre la vie comme il aimerait qu’elle fût et non comme elle est réellement ».