L’Art au Cinéma

L'art au cinéma par Louis Delluc

Invraisemblable, vraiment, que les Etats n’aient pas régné plus rigoureusement sur ce muet et sûr moyen d’éloquence. Songez à la gloire de Lyda Borelli ou de Gabrielle Robinne, parce qu’elles ont incarné quelques héroïnes pathétiques. Sarah Bernhardt, qui est illustre et qui a promené des chefs-d’œuvres sur tous les moyens de locomotion imaginables, est presque moins connue que Francesca Bertini, la brune Italienne dont une demi-douzaine de drames aussi bruns ont distribué la physionomie dans toutes les villes des cinq parties du monde. Quant à Charlie Chaplin, sous le nom de Charlot, n’a-t-il pas plus d’admirateurs qu’Albert Ier et Foch réunis? Un an, six mois ont suffi pour imposer aux habitants du globe un nom, une grimace ou un sourire. Voilà de quoi rendre modeste un littérateur, même avec des tirages de cent mille exemplaires.

Encore une fois, la mécanique est neuve. Bien excusables tous ceux qui l’ignorent ou la maltraitent. On leur parle d’une merveille qui n’est pas encore réalisée. Car il ne suffit pas que de toutes parts on y travaille, et que, groupes, les auteurs, poètes, peintres, musiciens, comédiens, apportent leur vision respective à cette grande vision; l’équilibre n’y est pas encore. On s’était installé dans ne maison pas terminée. Des poutres manquent, et aussi nombre de détails du confort moderne, si nécessaires à une chose moderne.

C’était trop simple à bâtir, pour qu’on ne prît soin d’abord de commettre mille folies. On a beau ne viser qu’un feuilleton ou un mélodrame, il est des convenances à observer. Ce fut un beau gâchis. Résumons: artistiquement, rien. Une malpropreté.

Mais commercialement…

C’était de l’or. Un film ne coûtait pas très cher et se vendait beaucoup . Le prix modique des places dans les salles attirait la foule, on ouvrit de plus en plus de salles et on vendit de plus en plus de films. La concurrence mit aux prises les maisons. Puis les pays. Ces rivalités développèrent le goût de chacun par un besoin de luxe et d’originalité qui les conduisit quelquefois au talent.

Le plus curieux, c’est que ces marques si vivantes et si personnelles des races — cheminant de tous côtés — n’atténuèrent pas l’incompréhension de voisin à voisin. Les intéressées n’ont peut-être pas vu l’intérêt de cet espéranto mimé, ou encore leur sol amour-propre est plus fort que tout. A l’heure actuelle, aucun pays ne sait très bien ce qui se passe chez l’autre: nous ne parlons que cinéma bien entendu.

La France qui a inventé, créé et lancé, est maintenant la plus retardataire. Elle s’est aperçue, il y a trois ans, que l’Italie prenait une espèce de prépondérance: en effet, les firmes italiennes produisirent des bandes monumentales, évocations des empires romains ou byzantins, bientôt suivis des adaptations de tous les romans célèbres de toutes les littératures: de bonnes photographies, une exubérance un peu vulgaire mais communicative, des foules excessives, des acteurs passionnées de leur métier et des femmes très jolies justifièrent l’agitation qui accueillit ces films.

Ils n’ont pas progressé. Mais les Américains ont rapidement attiré nos regards. En possession de deux forces inouïes, l’or et la sagesse, ils exécutèrent de très remarquables travaux d’art où l’observation avait la part dominante. Le romanesque et l’humour en relevèrent la saveur. Enfin, le progrès technique de la photo, de l’éclairage, des décors, des scènarios donna un caractère harmonieux à leur science. Ils formèrent des acteurs spéciaux, voués aux exigences spéciales du cinéma moins déformantes que celles du théâtre. Plusieurs d’entre eux sont célèbres maintenant et auront bientôt autant d’importance, et peut-être plus, que la Duse, Herbert Tree, Zacconi ou Chaliapine.

Le même mouvement s’est produit dans les Pays Scandinaves, quoique moins vigoureux. La guerre nous a privés de presque tous les films nordiques, à cause des films allemands trop nombreux à qui ils servaient provisoirement de parrains…

On nous parle souvent du cinéma russe. On ne nous renseigne pas l’aspect d’un de ses journaux ma l’a fait croire très actif. Mais ne lisant pas le russe, je n’ai pu savoir plus de détails. La question des langues peut compliquer même le cinéma, on le voit. Est-ce la raison du manque de rapports entre la Russie et la France cinématographiques?

Et j’oubliais la France. Elle n’est pas endormie pourtant. Mais elle fut si longtemps assoupie… Si l’un de nous a jamais le courage de restituer en un volume l’histoire des dix premières années du cinéma français, ses lecteurs trouveront de quoi rire.

Mais on ne rit plus. La dernière année a été une année de réveil. La menace magnifique des succès étrangers a galvanisé nos artisans. Le résultat n’est que médiocre: il y a trop à voir, à voir et à prévoir, pour toucher d’un coup au but fixé. Mais à d’innombrables indices, je devine que la France, après avoir été si résolument la dernière, va se trouver la première, le jour où ce sera beau.

Depuis quelques mois, les meilleurs acteurs, les plus lucides auteurs ont regardé le cinéma sans indifférence. Quelques-uns ont compris. D’autres enfin ont vu.

Nous assistons à la naissance d’un art extraordinaire. Le seul art moderne peut-être, avec déjà sa place à part et un jour sa glorie étonnante, car il est en même temps, lui seul, je vous le dis, fils de la mécanique et de l’idéal des hommes. On s’est peu intéressé à ses premiers appels. Mais savez-vous jusqu’à quel paroxysme ce délaisse nous mènera? C’est un art, puisque sur lui on a accumulé toutes les peines, et qu’il se venge dès aujourd’hui par un reflet de beauté.

Louis Delluc
(Filma, Paris, Août 1919)