L’Art dans les films

 

Bien des gens, lors d’une discussion sur le cinéma, déclareront qu’il ne contient rien d’artistique, car la nature même de son côte commercial, avec ses milliers de salles à alimenter, le met dans l’obligation d’être goûté également par tous. En d’autres termes , un film doit être susceptible de retenir l’intérêt populaire et, de manière à être goûté des masses. il faut qu’il soit à peu près dénué de finesse, disent-ils.

Cela peut être vrai, mais il serait exagéré de prétendre que, parce qu’un film est apprécié par un grand nombre de gens, il est immanquablement vulgaire, aux “effets” faciles, et dénué d’art. Il se peut que le cinéma ne soit guère artistique, mais cela est dû à d’autres raisons qu’à sa popularité ou ses visées populaires.

Il y a eu de mauvaises histoires bien réalisées et il s’est aussi rencontré des histoires dont le sujet de base était bon, mais dont la réalisation a été manquée. En de rares occasions nous avons eu de bons scénarios bien réalisés, et ces films ont remporté un énorme succès.

Le film fait naître l’émotion par l’intermédiaire de l’œil. Il suscite cette émotion d’una manière directe; de tous les moyens d’expression artistiques il me semble le plus direct. Il traduit, expose et suggère des émotions qui dégagent une impression de beauté. Pourquoi ne serait-ce pas de l’art?

Dans le monde du cinéma, le dénouement malheureux est souvent pris pour de l’art, et les exploitants regardent cela de travers. La plupart des tragédies de ce genre ont été de médiocres films et n’ont rencontré, en général, qu’un bien médiocre accueil. De ce fait, il ne faudrait pas conclure que le grand public qui se presse devant les écrans du monde entier n’apprécie nullement l’art.

Le dénouement malheureux ne devrait pas être recherché expressément; la matière et le fond du sujet dictent d’eux-mêmes le dénouement, ce n’est pas une question d’intrigue. N’importe qui peut inventer une intrigue qui ne fait que s’enchevêtrer et rebondir sans cesse. Personnellement, je crois bien que je hais les intrigues.

Quand je travaillai à L’Opinion Publique, j’essayai d’exposer avec un maximum de netteté et d’exactitude une certaine phase de la vie d’une personne, de montrer, sans altération ni suppression, le point de vue cosmique sur toutes choses d’une femme sentimentale.

Mon idée maîtresse était, naturellement, qu’elle n’était pas assez forte pour affronter la vie aux assauts incessants.

Les critiques qu’on a pu formuler au sujet de L’Opinion Publique ont trait au sujet plutôt qu’à la manière dont il a été rendu. J’ai traité ce sujet avec un minimum d’effets, évitant de souligner et de forcer quoi que ce soit, dans une tentative consciente de montrer par suggestion tout ce qu’il était possible de présenter de la sorte. De cette méthode je me suis entretenu avec de nombreuses personnes, et, sans exception, elles font ressortir de mon film deux choses.

D’abord, le fait de montrer l’arrivée et le départ d’un train sans montrer le train; ensuite, le “trou” d’une année dans cette vie de femme, période qu’on n’essaie ni de retracer ni d’expliquer. Sur la première chose, tout le monde est d’accord; mais sur la seconde, les avis diffèrent, et certains auraient aimé assister à la rencontre de Pierre Revel et de Marie, bien que cet incident n’ajoute rien a mon film; mais là interviennent les éléments de curiosité et d’intérêt personnel des spectateurs; on aurait voulu savoir où et quand les deux personnages ont lié connaissance.

Il m’arrive souvent de penser que, dans nos discussions sur les films et sur les pièces de théâtre, ainsi que sur leurs interprétations respectives, nous nous prenons un peu trop au sérieux. Il y a naturellement une raison à cela, parce que tout ce dont nous discutons est tellement éphémère.

Seule la vérité, en matière d’art, peut survivre; les bagatelles finissent toujours par être rejetées; mais l’œuvre qui semble “vieux jeu” aujourd’hui pourra être acclamée cinq cents ans après sa création.

Les films peuvent être préservés plus longtemps que des pièces de théâtre, mais le tout est de savoir si, à cent ans d’ici, on se souciera des films d’à-présent. Nous rions des films qui furent tournés il y a dix ans; mais, ajoutez dix autres années et tâchez dons de me dire si quelqu’un, les contemplant alors, verra grande différence entre ceux que nous considérons à présent comme périmés et ceux que nous réalisons ce mois-ci pour les livrer au public dans deux ou trois mois…

Charles Chaplin
(extrait de l’article L’Art et les Spectateurs, cinéa-ciné pour tous, 15 novembre 1924)