
Jean Giono dit dans son livre admirable, Refus d’obéissance: « Il n’y pas un seul instant de ma vie où je n’ai pensé a lutter contre la guerre depuis 1919. »
Je reprends à mon compte ces paroles, car elles expliquent et commentent mon film J’accuse. On se souvient qu’il y a près de vingt ans, j’avais déjà dressé un réquisitoire violent, avec une production muette du même titre, où je synthétisais l’horreur des heures tragiques que l’on venait de vivre, et l’espoir que plus jamais on ne reverrait une pareille hécatombe de corps et de cœurs.
Si, aujourd’hui, je retourne en parlant J’accuse, c’est que j’ai qualche chose à dire encore, ou plutôt je sens le besoin impératif de lancer un cri d’alarme au généreux peuple de France, et aux nations sur qui plane l’ombre d’une nouvelle tuerie.
Nous nous trouvons hélas! actuellement sur le même plan d’inquiétude que nous l’étions dans la période d’avant-guerre.
Plus de quatre années de morts et de deuils n’ont donc servi à rien?
La douleur physique des combattants des deux camps, et les souffrances morales de ceux et de celles qui sont demeurés à attendre sont-elles donc restées vaines et vides de sens?
Je n’ose répondre d’une façon catégorique, mais je suis obligé de constater qu’un vent de folie semble souffler encore sur le monde, et « l’on veut », pourquoi ne pas avoir le courage de l’écrire, « recommencer la guerre! »…
Chacun dans sa sphère doit, devant une menace qui intéresse « chacun de nous sans distinction de partis, ni d’idées », se lever, user tous ses moyens pour juguler et arrêter dans sa gestation une nouvelle monstruosité inhumaine.
Je reprends mes carnets de novembre 1918:
Les cimetières refusent du monde tous les soirs.
Premier acte: des ruines.
Deuxième actes: des ruines.
Troisième acte: des ruines…
Comme cela se ressemble, le malheur…
Plus une victoire est éblouissante, plus les ombres qu’elle projette sont énormes.
Que de morts dans l’ombre du soleil de Verdun!
Va-t-on « remettre ça »? Et ne se trouvera-t-il pas quelqu’un pour crier, pour hurler: « Haro sur la guerre »?…
Si j’ai pris, quant à moi, le cinéma comme moyen d’expression — qu’on ne s’y trompe pas — c’est uniquement parce qu’il est l’instrument de diffusion le plus propice à servir la cause éternelle de la Paix.
Mais qu’on me comprenne bien, J’accuse n’est pas un film dans l’acception habituelle du mot, je ne veux pas que le public se rende dans les salles pour passer une heure, pour critiquer si l’interprète est jolie ou non, ce n’est pas une affaire commerciale, ce veut être une « œuvre humaine ».
Une œuvre humaine parce qu’il y a des êtres qui croient, qui souffrent, qui luttent, des hommes qui ont peur, d’autres qui bravent le danger dans une magnifique inconscience; il y a des héros et des pleutres, comme dans la vie.
J’accuse est le reflet d’une époque sanglante que tous les gens sensés ne veulent plus jamais revoir.
Mon film est un acte de foi!
Il ne peut être vrai que le sacrifice de millions d’êtres humains, dont les corps refroidis ne sont pas tous encore pourris, ait été vain.
Il ne peut être vrai que l’idéal pour lequel ils sont morts n’ait été qu’un immense duperie fardée de gloire.
Vous tous, morts de Verdun, et morts de l’Yser, morts de la Somme et de Champagne, morts des plaines boueuses et d’au delà des monts, morts tués en plein ciel, morts couchés au fond des Océans, morts noircis par les gaz, morts déchiquetés, morts dont le sang n’est pas encore sec, levez-vous, tous, et criez: « Assez! »
Assez, car on vous a juré, pour que vous acceptiez de mourir, que cette grande guerre des peuples serait la dernière.
Assez! si à vos enfants l’on a appris à oublier que c’est pour eux que vous avez crevé.
Assez! s’il n’a servi à rien que vingt hivers vous gèlent, si l’on se hait encore, si les champs qui vous couvrent ne connaissent plus la paix.
Debout les Morts!
Rompez votre silence!
Allez aux quatre coins du monde, et que votre voix glacée fasse tomber les armes, que les peuples prennent peur, s’ils ne savent plus aimer.
Abel Gance
(Cinémonde, 17 juin 1937)
Très préoccupé par les dangers de guerre qui menacent l’Europe, Abel Gance décide en 1937 de faire une nouvelle version, sonore, de J’accuse. Tourné de mai à août 1937, le film est présenté en janvier 1938, provocant des réactions diverses; selon Emile Vuillermoz, « Abel Gance excommunie la guerre avec une logique et une vigueur qui ne se laissent pas entamer par l’idéologie. C’est un cri de révolte contre l’aveuglement des hommes qui se résignent trop aisément à de nouvelles tueries » (Le Temps, 12 février 1938); le film est bientôt interdit et ne ressortira (amputé) qu’en 1947.