Les funérailles de la reine Victoria

Grands Magasins Dufayel Paris
Grands Magasins Dufayel, Paris

Depuis hier, foule aux grands magasins Dufayel pour y voir, à deux, quatre et cinq heures, le cortège complet des obsèques de la reine Victoria, précédées des fêtes de son jubilé et d’autres tableaux qui justifient, de plus en plus, le grand succès obtenu depuis trois ans par ce cinématographe, le plus intéressant et le plus complet qui existe.
(Le Temps, Paris, 6 février 1901) 

Fin janvier 1901, d’accord avec MM.Isola, je pars pour Londres où sont célébrées les funérailles de la reine Victoria.

Bien à l’avance, mes deux appareils — un Lumière et un Mirograph — sont en batterie à l’emplacement que je me suis réservé à Hyde-Park, dans le décor de Marble-Arch, que doit traverser le cortège funèbre.

A peine suis-je installé qu’à ma grande surprise je vois arriver M. Charles Urban dont j’ai fait la connaissance à New-York, en 1897. C’est près de moi qu’il fait monter sa caméra par l’opérateur qui l’accompagne. Comme par hasard, M. Urban avait, me dit-il, « repéré le même point que moi ».

A Londres, la Urban Trading C°, que dirige mon interlocuteur, et la Warwick Trading C°, sont les deux principales sociétés productrices, spécialisées dans le documentaire et le pittoresque. A Paris, depuis que MM. Lumière ont renoncé personnellement à l’exploitation de leur invention, les maisons d’édition ont abandonné le « plein air » et elles s’intéressent à peine à l’actualité.

M. Urban m’offre tout de suite une entente pour la diffusion en Europe et en Amérique du négatif que nous allons prendre; il me propose mieux encore. Il me demande de faire des voyages pour le compte de sa Société. « J’ai, m’assure-t-il, de grands projets en vue, pour caméraman éprouvé dans le métier. » Il ajoute: « Faites d’abord, pour moi, une collection des aspects les plus typiques de la France, de la Suisse, de l’Italie et de l’Espagne, et plus tard je vous enverrai volontiers en Turquie, en Egypte et même en Russie, jusqu’au Caucase. »

J’écoute avec intérêt développer ce vaste plan. Devant l’ampleur de ces perspectives, je suis tenté plus que jamais par l’aventure. Mais je ne peux accepter avant de m’être entendu avec les Frères Isola; je craindrais d’être taxé d’ingratitude et le dis nettement à M. Urban.

Comme il doit venir à Paris un mois après, nous prenons rendez-vous aux Folies-Bergère…

Tout à coup l’artillerie tonne, les musiques militaires attaquent des marches funèbres. Le roi Edouard VII, son bâton de feld-maréchal à la main, suit à cheval le cercueil de la reine Victoria, recouvert du pavillon royal. Le duc de Connaught, l’empereur Guillaume, et une assemblée de rois où figurent Don Carlos de Portugal et Georges de Grèce, suivent à quelques pas en arrière. Viennent ensuite, dans l’ordre établi par un rigoureux protocole, les Princes héritiers, les généraux et les diplomates en uniformes étincelants. Le défilé dura longtemps entre les haies de soldats, à travers la capitale en deuil.

Felix Mesguich
(Tours de manivelle, Ed. Bernard Grasset, 1933)