
Paris, octobre 1923.
Le regard est là, mais la pensée est lointaine…
Qui saura définir l’attirance de cet œil clair dont la transparence n’est qu’imaginaire et dont l’expression est si complexe ? Ivan Mosjoukine met sa courtoisie au service de son métier. Il se prête à l’interview avec une bonne grâce résolue à faire vite et bien, alors que son esprit reste fidèle à l’idée qui l’anime.
Le soleil illumine d’un feu d’or les vitres du grand studio. Et les quatre cents figurants apportant leur résignation slave lourde de fatalité, se groupent pour l’appel et disparaissent vers les loges d’habillage, afin de troquer pour une heure leur triste personnalité contre celle plus brillante de lords et de ladies.
Les électriciens, accrochés comme des mouches le long des portants distribuent la lumière. Le décor, évocateur d’un théâtre de Londres au début du siècle dernier, représente le premier acte de Romeo et Juliette, et le metteur en scène Volkoff donne ses ordres, de cette voix chantante si particulière au langage slave.
Je regarde Ivan Mosjoukine, créateur du Brasier Ardent, animateur de cette œuvre complète et si subtile. Je constate la simpIicité avec laquelle il accueille l’expression sincère de mon admiration pour un grand talent et la beauté de son effort. Il écoute mes questions, son œil clair fixé sur moi. Il est attentif et répond très vite, par petites phrases condensées et nettes.
— Je suis, me dit-il, le fils de propriétaires provinciaux. Tout enfant, je n’eus jamais l’idée du théâtre. Ce n’est qu’après mon bachot que je sentis en moi une vocation irrésistible, à tel point, qu’à un retour de vacances chez mes parents, je signai sans les prévenir, un engagement avec une troupe de province, an lieu de rentrer à la Faculté de Droit. Peu de temps après — heureusement — j’entrais au théâtre de la Maison du Peuple de Moscou, de grande réputation et dont la troupe était une des meilleures de Russie.
— A cette époque, dis-je, pensiez-vous au Cinéma ?
— Pas du tout, et quand on me proposa de tourner, j’acceptai sans aucun enthousiasme. Ce n’est que peu à peu que je m’y intéressai et bientôt j’en arrivais a délaisser la scène pour pouvoir me consacrer entièrement à ce nouvel art. Il y a onze ans de cela et je tournais alors des scénarios puisés dans les œuvres de Pouchkine, de Dostoïevsky, de Tolstoï.
Ici, Mosjoukine s’arrêta. Le grand studio s’emplissait de bruit et de mouvement. Costumes aux ors rutilants, longues robes traînantes, bijoux étincelants, toute une foule somptueuse s’agitait et chatoyait. Et pendant que le rideau manœuvrait, que les marteaux frappaient, Mosjoukine continuait :
— Puis, la révolution, l’exode et Paris… J’aime Paris, dit-il, d’une voix sourde. J’aime son atmosphère, ses ardeurs, ses colères. Paris est nerveux comme une femme, loyal comme une épée. Ses erreurs sont des enseignements, ses enthousiasmes du délire. J’ai tourné ici Angoissante Aventure, Justice d’abord, L’Enfant du Carnaval, qui fut mon premier essai de metteur en scène. Puis Tempêtes, La Maison du Mystère et enfin Le Brasier Ardent. Actuellement, vous le voyez, nous tournons les dernières scènes de Kean. Ici, le metteur en scène est M. Volkoff, dont vous avez apprécié les précieuses qualités dans La Maison du Mystère. Kean m’intéresse beaucoup. J’y interprète trois personnages différents : Kean, Romeo et Hamlet, c’est un rôle difficile, mais vaincre une difficulté, c’est réussir deux fois.
Dans le fond du studio, les figurants sont groupés et attendent. La discipline règne.
Volkoff va et vient, contrôle les éclairages, parle posément. A cet instant, le masque de Mosjoukine domine cet ensemble. Non pas le visage de l’artiste interviewé, mais le masque de l’auteur, du créateur du Brasier Ardent. Je ne puis faire autrement que d’évoquer tout haut l’image saisissante de l’interprète et de dire encore toute mon admiration. Mosjoukine sourit, mais il devient sérieux et réfléchit un moment quand je dis que j’ai tant aimé la conception si originale et si audacieusement russe de l’œuvre.
— Si russe! Pour vous, peut-être, dit il. Mais pas spécialement pour nous. Bien au contraire, j’ai dû avec effort, me dépouiller de cette mentalité slave que vous trouvez si curieuse, afin que mes scénarios ne vous paraissent pas complètement fous et à peu près inintelligibles. Ce qu’il y a de si encourageant dans votre pays, c’est la compression intelligente et souple que tout artiste personnel et sincère est certain d’éprouver. Je me suis senti soutenu et mes forces en sont découplées.
Mosjoukine s’arrêta, mais je posais encore une question :
— Vos idées sur le cinéma ?
— Ce que je veux démontrer commence à se faire jour dans Le Brasier Ardent. Le cinéma ne peut, ne doit se contenter d’un simple récit dramatique. La vie est un perpétuel mélange de drame et de fantaisie. Le drame, c’est le fond, la trame. La fantaisie c’est la broderie, l’inattendu, qui éveille sans cesse l’esprit du spectateur et aide à rendre l’œuvre plus complète.
— Mais, dis-je, il y a des vies sans fantaisie, et d’autres sans drame.
— Il y a toujours autour et alentour, une part de l’une et de l’autre. Le tout est de présenter l’histoire avec le plus de simplicité possible et d’enchaîner les événements. Qui pourra se vanter de trouver des situations plus extravagantes, plus comiques, plus sauvages, que celles que la vie nous offre ? Il suffit de les transcrire, de les adapter, de les réaliser. Et c’est le but de mon effort. C’est pourquoi j’admire profondément Chaplin. Sa conception est sœur de la mienne. J’admire Gance, et sa puissance, L’Herbier et sa maîtrise…
Ici Mosjoukine se leva. Les figurants envahissaient le studio.
— Excusez-moi, dit-il, je dois me maquiller… et il se dirigea de son pas souple vers sa loge et disparut.
Volkoff groupait son monde dans la salle de théâtre. Travail et discipline. Derrière moi, attentive, silencieuse, une jeune femme en tenue de grand apparat, suivait la prise de vues. Je reconnus le beau visage frémissant, les cheveux de ténèbres de Nathalie Lissenko. Le sifflet du metteur en scène retentit.
Les mouvements s’opèrent en ordre; les phares projettent l’intensité de leur lumière; les appareils ronflent et lentement, le rideau se lève sur la scène illuminée.
Des bravos éclatent : vision magnifique.
Et là-bas, sur la scène, s’incline Kean, le grand acteur anglais. Ivan Mosjoukine abaisse et releve sa face assyrienne et impérieuse. Je le regarde, l’expression de ses veux verts est changée. Il n’y a plus de Mosjoukine, il n’y a devant moi, devant nous, devant la foule des spectateurs que Kean, qui tout à l’heure changera lui-même sa personnalité en celle de Roméo…
Marianne Alby