
Paris, juin 1923
Un texte inutile correspondant au désir de prendre ses précautions à l’égard d’un public déjà suffisamment averti, précède la projection du remarquable film d’Ivan Mosjoukine. Est-il bien nécessaire de rappeler au spectateur que le Cinéma en est encore à ses premiers pas? Cette assertion, dont les critiques cinégraphes eux-mêmes abusent trop souvent, ne nous paraît avoir qu’une valeur extrêmement relative. Le Ciné d’aujourd’hui s’adapte à notre sensibilité présente, il est inspiré par elle; il lui est trop souvent inférieur, inconscient qu’il semble rester de l’intelligence du Public, surtout populaire; lorsqu’il la bouscule un peu, s’efforce de l’entraîner, de l’affiner, on dit que c’est du Ciné d’avant-garde. Je ne crois pas qu’il y ait en France des artistes véritables résolus à priori à bouleverser les données établies par la logique de l’esprit et les exigences du cœur. Chacun travaille selon sa conception propre du drame universel, selon sa vision personnelle, ses aspirations, et voilà tout. C’est ce qu’Ivan Mosjoukine vient de faire d’une manière éclatante. Et c’est, au fond, cette simplicité de principe qui a dérouté la critique.
C’est cela que l’on aurait dû nous dire sur l’Ecran avant de dérouler sous nos yeux la bande discutée du Brasier ardent. Si l’on voulait absolument nous prévenir de quelque chose il ne fallait pas nous demander « de ne pas en vouloir à l’auteur » mais simplement jeter à la face des spectateurs une phrase dans le genre de celle-ci: « Ce film a été fait par des artistes, selon leur cœur et leur esprit ».
Cette vérité simple, qui est à la base de toute œuvre sincère disparaît aujourd’hui de notre vocabulaire, peut-être avec la sincérité elle même. Certaines personnes, plus averties que moi à n’en pas douter, m’ont dit, après la première vision du Brasier: « Ce n’est pas assez extravagant ». D’autres: « C’est un film illogique, dont le début promet mais dont la suite ne tient pas ». J’avoue que je n’ai pas voulu les entendre. J’ai certainement eu tort. Mais le film de Mosjoukine m’avait profondément ému et je me suis défendu. Antoine avait-il raison de dire que nous retrouvons devant l’Ecran la mentalité passive d’enfants sages devant la lanterne magique? Sans doute. Mais il y a, dans la compréhension d’une œuvre d’art quelle qu’elle soit un principe de sympathie, au sens large du mot, que je m’efforcerai toujours de conserver.
Sans ce principe, un peu trop oublié dans la bataille présente des origines du Cinéma, il n’y a pas de communication directe entre un auteur et son public. L’œuvre aussitôt s’objective, se désarme devant les instruments bien aiguisés des critiques. Cette expérience, pour l’excellence du métier et l’épreuve finale des résultats, est nécessaire. Mais elle ne doit pas supprimer l’autre, la grande, la généreuse expérience subjective. C’est à ce point de vue que nous avons voulu nous placer pour comprendre et juger Le Brasier Ardent.
Les résultats ne nous ont pas déçu, puisque nous nous sommes aperçus, au-delà de la belle émotion que nous devions à notre sympathie, que nous avions compris, grâce à elle, ce qui avait échappé à d’autres. Notamment la soi-disant contradiction entre les deux parties du film, imaginaire et réelle, ne nous est pas apparue. Nous sommes, peut-être, doués d’une vue plus faible. En ce cas, laissez-nous vous exposer la chose, et nos lecteurs jugeront eux-mêmes:
Une femme, partie de bas, a été gauvée par un homme essentiellement bon. Voilà la première donnée, très simple. Dans son cœur et dans sa pensée tourbillonnent des forces encore obscures. Ces forces la poussent irrésistiblement vers un être qu’elle ne connaît pas. Avant de s’eudormir, elle a lu un livre sur les exploits du célèbre détective Z, elle en a contemplé les illustrations qui le représentaient sous plusieurs déguisements. Elle s’endort. Dans son rêve, elle se sent attirée violemment au dehors de sa vie. Elle brûle. Elle est, par son état d’âme, sur le brasier ardent. Des mains puissantes la traînent par les cheveux. Tout-à-coup, le visage de celui qui la torture et cherche à l’attirer vers lui apparaît. Elle fuit, elle se heurte au malheureux qui est son mari et lui crie: « Femme, arrête-toi! » Elle pénètre dans un lieu de luxe et de débauche. Parmi les femmes étendues, un homme passe, souverain et dédaigneux. C’est Z. Brusquement, comme dans tous les rêves, les images changent de décor. Puis, voici la cathédrale. Elle se marie, avec l’homme bon qui est effectivement son époux. Logique du souvenir. L’évêque les bènit et lui dit: « Va retourne à ton foyer ». C’est le même visage qui la poursuit. C’est Z. Elle sort de la cathédrale, un mendiant lui tend les mains. C’est encore lui. Elle le secourt. Elle lui donne tous ses bijoux. Il n’en veut pas, les laisse tomber sur le sol, continue de tendre les mains, puis, se tue. Désespérée, elle se jette dans les bras d’un autre mendiant: son mari. Elle s’éveille.
Rêve cohérent. Les flammes qui brûlent à ses pieds et autour d’elle pendant qu’elle le vit rendent l’état de son cœur. C’est le Brasier Ardent, c’est la passion qui couve. Le mendiant d’amour qui se traîne après elle, la retient et lui crie : « Femme, arrête-toi! » c’est bien la symbolisation du mari amoureux et bon qui l’a sauvée et auprès duquel elle vit, indifférente à son égard, tourmentée par ses désirs secrets. L’homme qui l’attire par les cheveux vers le bûcher, c’est l’Inconnu qui l’attend dans le proche futur, c’est l’Homme du Destin dont elle a le pressentiment brûlant. Les autres incarnations de rêve de celui-ci correspondent à des époques du rôle qu’il va jouer dans la réalité. Un jour, avec le même visage, il passera parmi des femmes étendues, dans un lieu de débauche plus précis. Plus tard, il aura la même expression sereine que l’Evêque et prononcera les mêmes paroles : « Va! Retourne à ton foyer ». Enfin, quand il aura lui-même succombé à l’amour, il sera le mendiant douloureux qui refuse les présents qu’on lui offre et se tue.
Le Rêve annonce la Réalité. Je n’ai pas trouvé que la vision de celle-ci fut en désaccord avec celui-là. L’Homme du Destin c’est le détective Z, celui précisément dont les images, dans le livre de ses Exploits, ont suscité et amené le Rêve. Coïncidence voulue, fantaisie qui ne fait qu’accentuer l’emprise du film. La Femme s’éveille et la Réalité se déroule, dans une atmosphère légère et désinvolte qui est, à notre sens, une grande et profonde habileté. C’est le Rêve qui est pesant, fatal, irrémédiable. La Vie, représentée par le film de Mosjoukine, ne le reproduit pas. Elle a bien son aspect trompeur et souriant, son allure dégagée. Elle ne rappelle le Rêve que par les coups successifs, espacés, du Destin. C’est bien ainsi que les choses se passent. C’est peut-être aussi ce qui a dérouté certains. Mais nous ne croyons pas avoir lu d’étonnement sur le visage des spectateurs, aux séances du public et ceux-ci paraissaient emportés par le flot des événements sans se reporter froidement, maladroitement aux épisodes du Rêve. Seuls les visages apparus dans le Pressentiment de début, seules les deux paroles prononcées reparaissent « Femme, arrête-toi! » et « Va, retourne à ton foyer! ». C’est assez.
Oui, les événements se déroulent dans une atmosphère de fantaisie délicieuse. L’excentricité du Club des Chercheurs nous est apparue très supérieure à celle de la foire cubiste du Docteur Caligari. Le décor en est franchement intéressant au lieu d’être une déformation recherchée. Le style y remplace la folie. Les scénes du Chœur des Psychologues sont d’une ironie charmante, nullement ridicule. Elles évoquent l’idée d’une parodie visuelle de ces chœurs d’opérette ou d’opéra-comique que l’on ne pourrait plus réellement parodier tellement ils sont comiques par eux-mêmes. La scène, surtout, où la Femme vient de surprendre Z dans sa chambre en possession d’une précieuse serviette, qu’elle a volée, nous a séduit. Son déroulement en est essentiellement inattendu. Deux adversaires sont face à face, une jeune femme, un jeune homme. Celui-ci a su s’emparer d’un objet auquel l’autre tient. D’abord, elle tente de s’en emparer à nouveau par l’adresse, puis elle supplie, se fait câline, séductrice. Rien n’y fait. Alors, ils parlent. Et, pour la première fois, l’Art Silencieux se substitue sans faiblesse à la scène de comédie. Z apprend que l’attraction de Paris seule retient la Femme, l’empêche de vivre heureuse dans son foyer, de suivre son mari. Ils ouvrent la fenêtre et regardent la place de la Concorde. Ils évoquent des souvenirs de plaisirs et de joie. Ils sont charmants de simple jeunesse. Ils parlent de spectacles, de music-hall, de revues à grande mise en scène, de tours de force, ils les reconstituent, à deux. La serviette, enjeu oublié du duel, joue son rôle muet. Cette scène nous a rappelé la manière de M. Sacha Guitry.
L’émotion, dans cette remarquable bande, n’a rien de facile ni de prévu. Certains duos silencieux de Z et de la Femme ont une noble puissance et se jouent sur des fonds nus qui donnent plus d’acuité encore à l’expression des visages. Les moments de faiblesse de l’homme sont pathétiques par leur simplicité enjouée. La scène des maux de dents, auprès de la vieille grand-mère qui n’en est pas dupe, est véritablement touchante. La joie finale est une explosion de jeunesse où apparaît le double caractère du héros, l’un de rigueur et l’autre franchement humain. De cette dualité difficile, nécessaire au dégagement de l’émotion, de l’héroïsme et de la sympathie, l’auteur s’est tiré avec maîtrise et sans aucune lourdeur.
On ne peut dire que ce dénouement heureux soit illogique. Le mendiant du rêve, en effet, ne se tue pas réellement. Son geste est symbolique de son sacrifice d’amour: ce n’est pas le pressentiment d’un drame sombre. Il faut, d’autre part, proclamer que le Brasier fourmille de qualités. La scène du cabaret de Montmartre est nouvelle, ce qui peut paraître prodigieux, si l’on tient compte de la débauche de restaurants de nuit que nous subissons dans la production cinégraphique de cette année. Son rythme en est prenant, saccadé, tragique, au point que le vaste orchestre de Marivaux peut à peine le suivre et lui paraît inférieur.
La technique de ce beau film est remarquable. Le Club des Chercheurs en est une preuve étonnante et plus encore, peut-être, cette descente d’escalier du cabaret dont le rythme de danse nous installe d’autorité dans la nouvelle atmosphère. Un grand nombre d’idées ingénieuses fourmille. Les négatifs sont inattendus et logiques. Le défilé des ombres devant l’horloge produit une impression marquante.
Le film de Mosjoukine est, à n’en pas douter, une manière de chef-d’œuvre et nous sommes heureux qu’une grande salle des boulevards ait su le montrer au public parisien.
Nous en sommes heureux pour l’auteur, pour nous-mêmes, et surtout, pour cette vaillante Société des Films Albatros, dont l’effort soutenu en faveur du beau film, est un gage de succès certain dans le présent et l’avenir.
Jean Tedesco.

