Comment on a tourné Salomé

Alla Nazimova dans Salomé
Alla Nazimova dans Salomé

C’est mon ami et collaborateur, Paul Ivano, qui fut le cameraman de Salomé, la dernière production de Mme Nazimova. M. Paul Ivano, de son vrai nom Paul Ivanichevitch, est Serbe d’origine, mais étant né à Nice, il est presque un de nos compatriotes. Il est considéré comme un des meilleurs cameramen de la région. Il a tourné entre autres avec Mme Nazimova, Maison de Poupée et Salomé.

Le studio de Mme Nazimova, durant la prise de vues de Salomé, était très fermé aux étrangers et il me fallut employer des ruses diaboliques pour obtenir de Paul Ivano l’interview qu’on va lire:

— Mme Nazimova avait décidé, comme vous le savez, de faire un film tiré d’Aphrodite, mais la Censure s’opposa à la réalisation de cette production et c’est alors que, pour utiliser l’art et les idées nouvelles de Natacha Rambova, artiste de talent, que Mme Nazimova s’était attachée par un fort contrat, elle décida de tourner Salomé d’après la version d’Oscar Wilde. Natacha Rambova qui, on le sait, est maintenant la femme de Rudolph Valentino, fit les maquettes des décors et dessina les costumes, puis, durant un mois, nous travaillâmes à la machinerie électrique, car l’action du film se déroulant exclusivement la nuit, il était nécessaire d’avoir des lumières spéciales pour chaque scène, de façon à mettre en valeur non seulement les magnifiques décors de Mme Rambova, mais encore le jeu si expressif de Mme Nazimova.

«Nous travaillâmes pendant huit semaines dans le même studio. Nous ne tournâmes pas un seul extérieur. Nous essayâmes de garder la coutume, en usage au Théâtre, qui veut que toutes les scènes et toute l’action de Salomé se passent dans le même décor, sauf pour la salle du banquet du roi Hérode, qui, si elle ne rendait pas l’action du film plus intensive, nous donna l’occasion de déployer davantage le champ de l’action qui eut été trop restreint pour un film de six parties. Pour certaines scènes, la lumière utilisée fut quelquefois de dix mille ampères représentés par 70 projecteurs, ainsi qu’une centaine de lampes à arc et environ 25 grands plafonniers à mercure.

«Charles Bryant, qui dirigeait, fut secondé pour la technique artistique et aussi pour les scènes de danse, par la compétente Natacha Rambova.

«Mme Nazimova ne tint pas compte non plus de la tradition qui veut que l’on représente Salomé comme une déesse du mal et de la perversion, elle joua son rôle comme une enfant capricieuse et volontaire qui croit faire très bien en faisant les pires choses.

«Pour ne pas déparer la note artistique qui règne durant tout le film, nous n’avons pas voulu exhiber la tête décapitée de Saint-Jéan-Baptiste, nous l’avons simplement symbolisée par une petite flamme surmontant le bouclier du bourreau.

«Un des effets de lumière les plus difficiles fut celui pour photographier l’ombre de la Mort qui planait au-dessus de Saint-Jean-Baptiste et Salomé dans leur scène en premier plan sur les terrasses du Palais d’Hérode, ainsi que la lumière s’élevant de la citerne où était enfermé Saint-Jean-Baptiste. Plusieurs fois, quand nous tournâmes de grandes scènes, nous restâmes au studio jusqu’à quatre heures du matin pour revenir à neuf heures. Or, il ne faisait pas toujours très chaud la nuit dans l’immense studio, surtout que la plupart des artistes étaient nus ou presque, heureusement que notre chef électricien inventa un système de chauffage et bientôt quinze immenses poêles électriques chauffèrent suffisamment le studio.

«Chaque scène de Salomé fut tournée au moins six fois, et nous eûmes ainsi plus de 300.000 pieds de film, ce qui représente quelque chose. Charles Bryant lui-même coupa et monta le film sous la supervision de Nazimova. Nous avons gardé trois copies négatives, une pour les Etats-Unis dont nous tirerons 250 positifs, une autre copie négative pour l’Europe, et une pour l’Amérique du Sud,

«Cette production est, à mon avis, la plus intéressante et la plus artistique à laquelle j’ai collaboré, mon emploi m’a oblige voir le film terminé plus de quatre cents fois de suite, et je n’en suis pas encore fatigué. Je trouve l’œuvre admirable, et Salomé est certainement la meilleure interprétation cinématographique faite par Mme Nazimova durant sa longue carrière.

«Le prix de revient total du film se monte à 350.000 dollars, car il fut nécessaire d’importer toutes les étoffes et tous les accessoires qui ont été utilisés dans la production.

«En terminant je vous dirai encore que Mme Nazimova adore la France, qu’elle espère bien avoir un jour son studio à Nice où elle tournera en compagnie de ses camarades, les artistes françaises. En ma qualité de Niçois, je ne manque jamais de recommander à Mme Nazimova de bientôt venir fonder son studio dans mon pays natal où je pourrai travailler en compagnie de tous les confrères français.»

Depuis cette conversation, Mme Nazimova a renoncé momentanément à l’écran au profit du théâtre. Espérons que la scène nous la rendra bientôt pour le plus grand profit de l’art cinégraphique.

Robert Florey