
Paris, Avril 1923
On oublie un peu trop en France, au moment où notre cinématographie est nettement distancée par les Américains, l’effort laborieux et soutenu des pionniers de l’écran français jusqu’à 1914. Et pourtant, à cette époque, nos « images mouvantes » régnaient en maîtresses sur les écrans de notre pays et de l’étranger.
Les Etats-Unis qui, aujourd’hui, se montrent rebelles aux productions françaises nous ouvraient largement leurs marchés, copiaient nos films, les prenaient comme modèles, et, pendant cet âge d’or de notre cinéma, nombreuses furent nos pellicules qui traversèrent l’Atlantique, moins nombreuses, les bandes américaines qui virent nos écrans.
La guerre a bien changé les choses. Inexistante pendant près de cinq années, notre industrie cinématographique n’a pu lutter avec ses rivales d’outre-Atlantique qui, s’inspirant souvent de nos efforts du début, intensifièrent leur production dans une proportion formidable. Dès lors, les progrès américains ne firent que s’accentuer. Ecrasés par cinq années d’inaction nos réalisateurs ont tenté péniblement de rendre au film français son éclat et sa prépondérance d’avant-guerre, ils n’y sont pas encore parvenus. De belles bandes ont été réalisées qui font honneur à nos metteurs en scène, mais l’Amérique si prodigue de ses films, refuse complètement les nôtres.
Ne pouvant produire à leur gré pendant les hostilités, un certain nombre de nos réalisateurs émigrèrent en Amérique. Albert Capellani fut du nombre. Mobilisé à la déclaration de guerre, puis exempté en 1915, le cinégraphiste ne pouvant travailler en France avec des moyens rudimentaires, produisit chez nos amis d’Amérique. Après un long séjour outre-Atlantique, ce pionnier du cinéma nous est revenu. Je viens de lui rendre visite et de lui demander quelques-unes de ses impressions françaises et yankees.
L’air très « américain », le visage rasé (aux Etats-Unis, Albert Capellani portait toute sa barbe), le réalisateur me reçoit avec cordialité.
— Vous collaborez à la seule revue cinématographique française qui soit lue aux Etats-Unis, me dit-il, j’ai vu Cinémagazine à New-York et en Californie…
— Et c’est aujourd’hui Cinémagazine qui vient vous voir pour vous demander quelques souvenirs… vos opinions sur les cinématographes française et américaine… sur vos efforts personnels.
— Diable! Vous me prenez un peu au dépourvu… J’ai tourné tant de films qu’il m’est impossible de vous en donner tous les titres. S’il me fallait les compter, le problème serait des plus difficiles…
— Vous êtes, en effet, un des premiers pionniers de l’écran français…
Depuis vingt-deux ans je m’intéresse au cinéma. Combien ai-je connu ou dirigé d’artistes!!…
Et Albert Capellani me conte ses débuts à la tête de la production de la Société des Auteurs et Gens de Lettres. II compte à son actif le baptême de « Rigadin » qui interpréta ses premières bandes sous sa direction, ainsi que Max Linder. Il fut aussi le parrain de « Boireau » alias André Deed, qui reparaît actuellement dans Taô, après une longue absence de l’écran.
Puis furent montés les grands films tirés d’œuvres célèbres, dont le souvenir reste vivace, non seulement en France, mais en Amérique où ils ont été présentés pour la plupart: Les Misérables, avec Krauss, Notre Dame de Paris, où Napierkowska débuta à l’écran, Le Courrier de Lyon, Le Roi s’amuse, Lucrèce Borgia, Le Chevalier de Maison-Rouge, Germinal, Patrie, Marion Delorme, Les Mystères de Paris: Le premier Voile du Bonheur, La Glu, avec Mistinguett. Le dernier film réalisé en France fut Quatre-Vingt treize.
— Je « guillotinai » Cimourdain le jour de la mobilisation, ajouta l’excellent metteur en scène, et l’épilogue du célèbre drame de Victor Hugo fut tourné pendant que toutes les cloches des églises voisines sonnaient le tocsin…
Dès lors, opérateurs, artistes, figurants rejoignirent, pour la plupart, les armées. Après un an de service militaire, Albert Capellani, démobilisé, partit pour l’Amérique.
— Je fus accueilli avec la plus grande cordialité, me confie le réalisateur de Notre Dame de Paris. Mes Misérables avaient obtenu beaucoup de succès sur les écrans américains, et je n’étais pas un inconnu pour le public yankee. Dès 1915, le travail ne me fit pas défaut. Je dirigeai maints artistes célèbres de l’écran américain, en particulier Clara Kimball Young, dans Les Marionnettes, et toute une série de films, Robert Warwick, Nazimova dans les trois grandes productions qui consacrèrent sa réputation: L’Occident, Hors la Brume et La Lanterne Rouge; June Caprice et Creighton Hale dans Le Danseur inconnu, Oh boy! etc… Mary Mac Laren, Noah Beery, Marion Davies, Norman Kerry et une multitude d’autres artistes dans une nouvelle série de films qui n’ont pas encore été présentés au public français… Ce fut ensuite mon départ, ma rentrée en France, la préoccupation de trouver un appartement qui me donna, certes, plus de mal que la réalisation de L’Occident!…
— Quelles ont été vos impressions à votre retour en France?
— Je ne vous cacherai pas que j’ai été très désillusionné: mon pays, que j’avais laissé dans une situation enviable au point de vue cinématographique, a perdu le rang conquis sans difficulté avant-guerre. Certes, en Amérique, je n’entendais guère parler des productions françaises, mais je ne les pensais pas délaissées à un tel point…
— Vous avez vu quelques-uns de nos films outre-Atlantique?
— Je n’en ai remarqué qu’une toute petite quantité: J’Accuse, Le Rêve, Visages voilés, Ames closes, La Faute d’Odette Maréchal et Phroso. Par contre, la production allemande arrive de plus en plus nombreuse sur le marché américain. Fort adroits, nos rivaux d’outre-Rhin ont tout d’abord offert, à des prix dérisoires, des films fort bien réalisés et qui ont obtenu un succès énorme en Amérique.
Cette réussite a incité les exploitants yankees a continuer ces relations commerciales et les productions allemandes ont obtenu, là-bas, une place enviable sur les écrans.
— Pourquoi: cette préférence des films allemands?… Pourquoi ce dédain des films français?…
— Parce que réalisateurs et producteurs français ignorent pour la plupart la mentalité américaine. Un film qui obtiendra un grand succès chez nous pourra fort bien ne pas intéresser les yankees. Il existe un abîme entre les caractères des deux publics. Les Américains, de leur côté, nous méconnaissent totalement. Certaines de leurs productions nous sont, elles aussi, incompréhensibles. La grande majorité, cependant, très commerciale et parfois remaniée avant d’être présentée chez nous, peut facilement intéresser les spectateurs français…
— Les deux mentalités sont-elles opposéés au point de ne pouvoir se rencontrer?
— Se rencontrer? C’est là chose bien difficile et à laquelle personne ne pourra parvenir.
— Un certain nombre de nos metteurs en scène travaillent pourtant dans les studios américains…
— Certes, Gasnier, Chautard, Tourneur ont tourné en même temps que moi, et continuent encore à tourner en Amérique. Ils ont dû, pour cela, adapter leurs goûts français à la mentalité américaine, et cette compréhension de l’état d’âme yankee leur a permis de réaliser un grand nombre de bandes bien accueillies dans les salles du Nouveau Monde. Je me suis inspiré de la même méthode, et je vous avouerai même que certains de mes films eussent été moins compréhensibles pour mes compatriotes que pour mes « hôtes »…
— Cette réalisation vous accordait-elle au moins toute satisfaction?
— Nous n’avions pas à nous plaindre et à courir après les capitaux. corvée des plus désagréables que nos metteurs en scène doivent exécuter bien souvent d’après ce que j’ai vu à mon retour en France.
— Il est certain que le cinéma français attend toujours un Mécène bienveillant, mais ce dernier n’est peut-être pas encore né. Nos financiers n’osent pas subventionner le cinéma qui constitue pourtant un admirable champ à cultiver, plein de promesses.
— Cette préoccupation n’existe pas en Amérique. Ainsi, par exemple. La Lanterne Rouge qui coûta 90.000 dollars, en rapporta un million.
— L’affaire était bonne!
— Elle n’est malheureusement pas possible en France. Cependant, je ne suis pas aussi pessimiste que vous pourriez le penser: je crois en l’avenir du cinéma français. Certes de grandes réformes sont à accomplir et l’on doit s’affranchir de certains préjugés, de certaines routines. La France ne manque pas d’artistes, de gens d’imagination capables d’apporter à l’écran toute leur ardeur et tout leur talent… et puis, pourquoi ne lance-t-on pas, en France, comme en Amérique, des étoiles ?… Je suis fort partisan du système des « stars » et j’estime que la célébrité, la popularité de certaines vedettes est un gage de succès pour maintes productions. Est-il donc si difficile de trouver quelques jeunes interprètes capables et bien doués, en France? Je ne le crois pas, et serais partisan de cette réforme, à mon avis, salutaire et nécessaire au relèvement de nos productions. Les films français interprétés par des étoiles intéresseraient davantage les étrangers et faciliteraient l’entrée de nos bandes sur le marché américain…
— Ce serait rompre avec les habitudes de nos réalisateurs.
— Ce changement serait, je crois, à tenter. En attendant, j’espère bien continuer en France mes réalisations.
— L’écran français reverrait-il de nouveau vos productions françaises, si goûtées avant-guerre.
— Je l’espère. A mon retour à Paris, je me proposais de ne plus rien faire et de me reposer, mais l’inactivité me pèse, et, bientôt, si les pourparlers que je va’s entreprendre aboutissent, j’aurai la joie de travailler dans mon pays après huit ans d’absence.
— Voilà une nouvelle qui fera plaisir à tous les amateurs de bon cinéma, et votre célébrité aux Etats-Unis, les bonnes scènes que vous y avez tournées vous permettront sans doute de faire accepter outre-Atlantique des films français, cette fois, qui, aussi nombreux, sinon plus nombreux qu’avant-guerre, iront prouver à nos amis américains la vitalité, le renouveau de notre cinématographie…
Nous nous séparons sur ces paroles d’espoir. Puisse le réalisateur des Misérables, le pionnier infatigable des « images mouvantes », retrouver dans les deux mondes son succès de jadis et préluder à une grande expansion de notre cinéma au pays des dollars.
Albert Bonneau