
Un hasard charitable me fit rencontrer Jean Toulout au moment même où je désirais le voir. Il put donc m’accorder un rendez-vous, non sans difficulté d’ailleurs, car Jean Toulout est un homme occupé, étant à la fois acteur de théâtre et de cinéma. De plus, il est un membre actif des sociétés organisées pour la défend du film et des artistes français.
— Tournez-vous actuellement?
— Non, mais j’ai achevé il y a trois mois environ La Conquête des Gaules, un grand film humoristique et dramatique, d’un genre tout à fait nouveau et qui vous charmera autant qu’il vous surprendra. C’est un film français que produira une nouvelle société formée des trois associés qui veulent donner une forme originale au cinéma: Marcel Yonnet, J. B. Del et Burel.
— Et ensuite?
— Ensuite, je tournerai un film de Robert Péguy pour une autre nouvelle société cinématographique: les Films Barbazza. J’aurais comme protagoniste Yvette Andreyor.
— Quel fut votre film de début?
— L’Homme qui assassina. J’avais créé le rôle au théâtre et l’on vint me demander de l’interpréter au cinéma. Mais ceci se passait avant la guerre et c’est de la version française que je vous parle, et non du film présenté dernièrement par la Société Paramount.
— Maintenant, dites-moi… aimez-vous mieux le théâtre ou le cinéma?
— Le cinéma… tel qu’il devrait exister.
— Ne vous est-il pas désagréable d’interpréter toujours des rôles de personnages malfaisants, comme dans Mathias Sandorf, la Nuit du 13, la Vivante Épingle?
— A vous parler franchement, je préfère être à écran un méchant homme et dans la vie un bon bougre, que l’inverse.
— Quel est au cinéma votre rôle favori?
— Celui que j’espère créer un jour.
— Voici de louables ambitions. Et pouvez-vous me dire maintenant votre opinion sur le cinéma en général et le cinéma français en particulier?
— Bien entendu, je suis pour le film français. Sans doute m’accusera-t-on de partialité parce que je suis moi-même un acteur français, mais, en toute sincérité, je trouve que mes camarades ont au moins autant de qualités que les interprètes américains, suédois ou japonais que l’on nous cite sans cesse en exemple.
Les comédiens français ont en eux tout pour réaliser à l’écran les personnages dont leur confie l’interprétation. Si parfois ils paraissent inférieurs, n’en accusez le plus souvent que la mauvaise organisation des metteurs en scène, la défectuosité de l’éclairage, la rapidité avec laquelle les films sont tournés, le peu de repos accordé à des artistes surmenés.
Chez nous, le cinéma est traité uniquement comme un commerce. L’on fixe d’avance le nombre de mètres que tel film doit avoir; qu’importe qu’il soit trop long ou trop court. Il faut qu’il ait tel métrage et non un autre.
On ne pourra rien tirer de bon du cinéma français tant qu’il sera dirigé par des financiers et non par des artistes. Ses ressources artistiques sont cependant illimitées; mais on se refuse à le comprendre.
D’ailleurs, n’est-il pas honteux de voir dans le pays où l’on inventa le cinéma plus de 90 pour 100 de films étrangers? Le cinéma français est en train de mourir si l’on ne vient pas à son secours. Et quelques-uns, que dis-je? la plupart d’entre nous sont bien résolus à mener une campagne, à manifester même s’il le faut, pour assurer au film français la victoire qu’il mérite.
Après cette tirade véhémente, Jean Toulout s’arrête devant moi.
— Quei voulez-vous de plus?
— Parlez-moi de vous. Vous ne m’en avez presque rien dit.
— Que puis-je vous dire que vous ne sachiez déjà, qui n’ait dit et redit? J’aime mon métier, je me désespère de le voir exploité par des individus dénués de scrupules qui ne voient dans le cinéma qu’un moyen de s’enrichir de n’importe quelle façon. Je m’efforce de rendre à l’écran mon personnage tel que je le conçois… Et puis, voilà… c’est tout.
— Vous êtes trop modeste et vous ne réussirez pas à désarmer ma curiosité. Vous ne m’avez même pas dit où vous étiez né?
— Ne trouvez vous pas un peu ridicule qu’on raconte sa vie intime au public?
— Nullement. Les lettres que nous recevons de nos lecteurs nous incitent au contraire à réclamer beaucoup de détails aux artistes sur leur vie privée et nous sommes volontiers indiscrets, dans le limite des bien-séances. D’ailleurs voyez ce que font les artistes étrangers. Ils prennent la peine de rédiger aux-mêmes les communiqués de publicité. Ils mettent à la disposition des journaux des paquets entiers de photos. Comment voulez-vous lutter avec eux, si vous d’adoptez pas un peu leurs façons d’être… en les francisant?
— J’ai horreur du bluff et je me rends compte cependant de la justesse de votre raisonnement. Alors, soyez satisfait. Je suis né à Paris, le 28 septembre 1887. Je ne vous dirai pas, comme tant d’autres, qu’au sein de la nourrice j’ai montré d’étonnantes dispositions pour le métier d’artiste dramatique; toutefois, j’ai songé de bonne heure à monter sur les planches.
J’ai joué successivement au théâtre Antoine, au Gymnase, au théâtre de Paris (ex-Théâtre Réjane), aux Nouveautés et enfin dans la Flamme, la belle pièce de Charles Méré, à l’Ambigu. Je reprenais un rôle crée par Alcover.
— Et au cinéma?
— Je n’ai pas fait tout ce que j’aurais voulu, mais je pense que l’avenir m’apportera de grandes compensations. Je vous ai déjà dit tout à l’heure que j’avais créé l’Homme qui assassina (version française), ensuite vint l’Arriviste, d’après Champsaur, puis la Dixième Symphonie, mis en scène par Abel Gance. J’avais pour partenaires Emmy Lynn et le regretté compagnon Séverin-Mars, dont la mort a été une perte pour la cinématographie française. Je me suis pas arrêté là; j’ai interprété encore la Faute d’Odette Maréchal, la Fête espagnole, de Louis Delluc; la Belle Dame sans merci, de Germaine Dulac; la Nuit du Treize, d’Henri Fescourt (une de mes créations préférées); Mathias Sandorf, toujours de Fescourt, enfin la Vivante Épingle, où je faisais le journaliste-maître chanteur; et le Roi de Camargue.
— Vous oubliez de dire que votre partenaire habituelle, la sympathique et charmante Yvette Andreyor, est votre femme.
— Le fait est qu’Yvette et moi, nous sommes si unis, toujours rarement autrement qu’ensemble. Puis-que vous voulez des détails intimes, sachez que nous avons une mignonne petite fille, qui ne pense pas encore au cinéma, du moins je veux ben le croire.
— Vous n’êtes pas simplement un artiste, mais aussi un « protecteur » d’artistes et dans votre genre un grand « animateur ». Vous faites partie des principaux syndicats et associations professionnels susceptibles d’aider vos camarades…
— Ne parlez pas de cela.
— Si, j’en parlerai, car je sais que vous ne ménagez ni votre temps ni votre peine pour améliorer le sort de tous ceux que l’art muet fait vivre. Cela est très beau. Trop peu de gens sont au courant des bonnes actions que vous accomplissez dans l’ombre, pour le plus grand bien du cinéma français.
Mais Jean Toulout haussa ses larges épaules d’homme courageux et taillé pou la lutte. Doucement, il me demanda de ne pas insister et devant une telle modestie, je dus m’incliner.
Glym
(Mon Ciné, 21 Septembre 1922)