
Souvenirs du peintre Federico Beltran Massès.
Après des semaines de travail, Massès vient de terminer le portrait de Valentino. Rudy, très fier, a choisi, dans le salon de Falcon Lair, une place particulièrement bien, où le grand tableau a été installé. Et, depuis plusieurs jours, c’est un défilé de photographes et des reporters. On interviewe Massès et Valentino, on les photographie tous deux, debout devant le portrait de Rudolph…
Seul avec Beltran, l’enthousiaste Valentino continue de parler peinture.
— Je suis si content d’avoir eu l’idée, pour ce portrait, de revêtir mon costume de caballero espagnol, dit-il, dit-il.Savez-vous que, de tous les costumes, c’est celui que je préfère? Mon rêve serait de toujours interpréter, à l’écran des rôles espagnols ou arabes. Et je voudrais un jour, être, dans un film, un jeune radjah hindou…
Pour l’instant, en attendant de devenir radjah, il est indispensable que Rudolph se transforme en cosaque russe. Les prises de vues de l’Aigle noir viennent de commencer. Chaque matin, Valentino se rend au studio, accompagné de Massès, qui est devenu son ami inséparable. Et Beltran s’amuse de la métamorphose quotidienne de l’acteur: on voit entrer, dans une loge d’artiste, un Rudolph moderne, élégant, en complet beige ou gris perle.
Un quart d’heure après, la porte s’ouvre, et un jeune cavalier cosaque surgit, plus russe que nature, magnifique de force et de grâce sous le dolman et le haut bonnet à poils…
Au travail! Après avoir vérifié son maquillage, Valentino entre dans le champ des cameras et des sunlights. Et, dès cet instant, il cesse d’être lui-même pour devenir vraiment « l’aigle-noir ». Beltran s’émerveille de voir la conscience, l’enthousiasme et l’opiniâtreté que Rudolph apporte à sa tâche. Cet acteur adulé est perpétuellement obsédé par cette idée: « Jouer mieux, encore mieux, se surpasser soi-même. Et, insensible aux compliments, il demande à Massès de jouer le rôle de critique.
— Ce jeu de scène, comment était-il Beltran?
— Très émouvant, Rudolph, il me semble…
— Vous êtes sûr? Mais peut-être cela pourrait-il être encore beaucoup mieux? Je vais recommencer…
Dix fois, vingt fois, Valentino reprend une scène, sans se soucier de sa fatigue…
Les jours passent. Massès, rappelé à Paris par ses affaires, annonce son départ, non sans regret. Il s’est pris à aimer Rudolph comme un frère. Et il sait que le jeune acteur aurait, en ce moment plus que jamais, besoin d’avoir auprès se soi un ami sûr. Le désaccord entre Natacha Rambova et Valentino s’aggrave chaque jour, le divorce paraît inévitable. Et Rudolph, tous ces derniers temps, a été très malheureux. Il y a quelques jours, entrant dans la chambre de Valentino, Massès l’a trouvé en larmes, un revolver à la main et parlant de se tuer…
— C’est idiot, Rudolph! a-t-il crié. Vous tuer, à votre âge, avec l’avenir qui vous attend, êtes-vous fou? Vous allez poser ce revolver et me jurer de ne plus jamais avoir d’idées pareilles…
Rudolph a promis d’être raisonnable. Mais il reste sombre et, en dehors de son travail, n’a de goût pour rien.
Heureusement, si, chez Valentino, les crises sentimentales sont violentes, elles sont d’assez courte durée. Ayant un peu reculé son départ, Massès voit avec joie l’humeur de Rudolph devenir peu à peu plus sereine. Le travail et l’amitié aidant, le jeune acteur retrouve un peu de son calme habituel, se reprend à sourire à la vie.
La veille du départ de Beltran, Rudolph aborde avec le peintre une question délicate.
— Ce portrait que je vous avais commandé, Beltran, vous me l’avez donné, au lieu de me le vendre. Cela ne peut rester ainsi. Je voudrais, au moins, que vous emportiez un cadeau, un souvenir de moi. Dites.moi ce qui pourrait vous faire plaisir?
Devant l’insistance de Valentino, Massès se décide.
— Eh bien! puisque vous le voulez, savez-vous ce que j’aimerais? Que vous me donniez votre chien Hollywood.
A la surprise du peintre, Rudolph a l’air désolé.
— Oh! non, Beltran, demandez-moi autre chose, n’importe quoi… Mais pas ce chien, je l’aime tellement…
— Nous trouverons autre chose, alors, Rudolph…
Et le peintre oublie l’incident. Le lendemain, Valentino accompagne Massès à la gare. Le train ne part que dans une demi-heure. Les deux amis se préparent à l’attendre ensemble, quand soudain Rudolph pousse un cri:
— J’ai oublié quelque chose à la maison, attendez-moi, je reviens tout de suite!
Il court, saute dans sa voiture, démarre à fond de train. Et, au bout d’un quart d’heure, Massès voit arriver Valentino et son chien Hollywood. D’autorité, Rudolph hisse l’animal dans le compartiment.
— Je vous donne mon chien, Beltran, dit-il, tout essoufflé…
Et, avant que le peintre ait pu dire un mot, Rudolph l’embrasse sur les deux joues et quitte le wagon…
Paris. Depuis des mois, Massès n’a pas vu Valentino. Mais, régulièrement, le jeune acteur lui envoie de ses nouvelles. De Hollywood d’abord, puis de New-York, puis de Londres, où Rudolph est venu assister à la présentation de l’Aigle noir.
Enfin, Rudolph arrive à Paris. Pendant huit jours, les deux amis ne se quitteront guère.
Un soir, de lui-même, Rudolph entre dans la voie des confidences:
— Beltran, il fat que je vous annonce quelque chose: je suis amoureux…
— Je m’en doutais, fait, Massès, en riant un peu.
— Oui, mais ce que vous ne devineriez jamais, c’est de qui je suis épris: de Pola Negri… Je l’ai rencontrée chez Marion Davies, à Hollywood. Et, maintenant, nous sommes presque fiancés. Je reviendrai à Paris avec elle, Beltran, et vous ferez son portrait, n’est-ce pas?… Je crois que je vais être très heureux. Cette fois, les mauvais jours sont passés, la vie est belle…
Le lendemain, Rudolph, toujours rayonnant, repart pour l’Amérique, où il doit retrouver Pola Negri. Les semaines, les mois passent. Et, un jour, en ouvrant le journal, Beltran Massès pousse un cri: Rudolph Valentino est mort, à trente et un ans, d’une crise d’appendicite…
Claude Dorè
(Ciné-Miroir, 5 Juillet 1929)