
Les souvenirs de M. Louis Mercanton
Comment j’ai tourné Mères Françaises? me dit M. Mercanton que j’ai trouvé en pleine préparation de l’œuvre cinématographique importante qu’il va entreprendre en collaboration avec MM. Funck-Brentano et Pierre de Nolhac. Oh, c’est bien facile à dire! Ce fut plus difficile à réaliser.
Nous étions en pleine guerre, au milieu de l’année 1916. Notre confrère Croze, dont vous connaissez l’activité inlassable et la compétence en matière de cinéma, dirigeait la section cinématographique du Service Photographique et Cinématographique de l’armée. Le choix était heureux. Pour une fois, on avait mis « the right man in the right place ».
Aussi Croze, qui n’était pas seulement un excellent agent d’exécution mais qui avait sur l’organisation cinématographique en temps de guerre des vues d’ensemble, fit un beau jour remarquer au colonel Carence, chargé de la Direction des services de Presse au ministère de la Guerre, et dont relevait le service photographique et cinématographique de l’Armée, que nous ne possédions aucun film de guerre qui pût servir à alimenter notre propagande à travers le monde. Les Allemands au contraire, ajouta Croze, multiplient les films de ce genre et les font tourner dans des cadres aussi rapprochés que possible du front.
Pourquoi n’en ferions-nous autant?
Le colonel Clarence jugea l’idée excellente et au cours d’une réunion que nous eûmes rue de Valois, demanda aux représentants des principales firmes cinématographiques s’ils étaient disposés à entreprendre un film de ce genre. Les uns se récusèrent immédiatement pour diverses raisons, d’autres demandèrent à réfléchir, et finalement, les choses trainant en longueur Croze me demanda si je consentirais à réaliser un film de guerre.
J’acceptai en principe. Je me souvenais en effet, qu’au cours d’une conversation avec Sarah Bernhardt, la grande artiste avait exprimé le vif désir qu’elle avait de visiter les lignes françaises. Je courus donc chez elle lui dire: « Madame Sarah Bernhardt, j’ai le moyen de vous faire voir le front de nos armées: il s’agit de consentir à tourner un film de propagande dont certaines scènes seront prises tout près de la ligne de feu. »
— Oh, mon petit Mercanton, me répondit-elle, j’accepte, j’accepte de grand cœur. Vous me comblez de joie; mais qui sera chargé du scénario ?
Après quelques instants d’amicale discussion, nous tombâmes d’accord pour demander à Jean Richepin, admirable poète, et puissant évocateur, le scénario de notre film. Jean Richepin consulté accepta avec enthousiasme, et en quelques jours il écrivit le scénario. A l’époque vous savez, les scénarios n’étaient pas minutieux et détaillés comme aujourd’hui.
Mes fondations étaient établies: nous pouvions commencer à bâtir. Je fus donc trouver Croze, le mis au courant de l’état de la question, et le colonel Carence informé à son tour assura qu’il obtiendrait toutes les autorisations nécessaires pour nous rendre sur le front.
Nous commençâmes donc à tourner à Paris et dans les environs intérieurs et extérieurs, jusqu’au moment où il fallait se rendre dans les lignes pour filmer les parties qui devaient s’y dérouler.
Pleins de confiance nous rendîmes visite au Colonel Carence pour lui réclamer les autorisations promises. Mais, patatras, voilà que tout était parterre et que notre travail menaçait de nous rester pour compte. Le Grand Quartier Général ne refusait-il pas obstinément l’autorisation de pénétrer dans la zone des armées.
— Personne — disaient ces Messieurs du G. Q. G. ne les avait consulter, et l’arrière avait beau jeu de préjuger aussi d’une décision qui dépendait exclusivement de l’avant.
Et l’on médit de la bureaucratie civile !
Jean Richepin et moi nous frétâmes une auto et nous parvînmes à nous rendre au siège du G. Q. G. où nous fûmes reçus par le major général de Division Pellé. L’entretien fut froid mais courtois. Cet officier ne nous cacha pas qu’étant donné les ordres qu’il avait reçus, il nous accordait la permission de « tourner » dans les lignes; il tenait toutefois à nous faire savoir que personnellement, il était absolument opposé à ce que l’on nous accordât pareille facilité. En tous cas, c’étaient 20 minutes qu’il nous concédait pour la prise de vue qui devait avoir lieu devant la Cathédrale de Reims, et une journée pour celle qui devait être prise dans les tranchées près de Châlons.
Quelques jours après Sarah Bernhardt, Signoret, Mme Verneuil la petite fille de Sarah Bernhardt, mon opérateur Vladimir et moi, nous quittions Paris en automobile pour nous rendre à Reims. Là, les autorités militaires nous accueillirent avec la plus aimable bonne grâce, mais des ordres avaient été donnés, et au bout de 20 minutes nous dûmes plier bagage.
— Ce fut suffisant ?
— Oui, quoique bien juste. Heureusement, j’avais tout préparé à l’avance, de façon à effectuer le maximum de travail dans le minimum temps.
Dans la région de Châlons, nous fûmes un peu moins bousculés. Nous nous trouvâmes en effet dans le secteur où commandait le général Gouraud et ce grand soldat ne crut pas déroger à sa dignité en facilitant le plus possible une tâche que nous accomplissions somme toute, dans l’intérêt du pays.
Sans encombre, nous rentrâmes ensuite à Paris, Sarah Bernhardt exultant de joie et admiration pour nos vaillants poilus.
— Et vous n’eûtes pas d’accidents ? Pas le moindre bombardement ?
— Pas le moindre. Quelques avions boches vinrent seulement nous survoler pendant que nous tournions devant la cathédrale de Reims, mais ils ne lâchèrent aucun projectile. Seul, le bruit incessant du canon et des mitrailleuses ponctua le jeu des artistes et leur rappela qu’ils travaillaient non point dans le parc d’un studio, mais à 2 kilomètres seulement des lignes.
— Et le succès du film, quel fut-il à l’époque ?
— Triomphal; non seulement en France, mais aussi à l’étranger et particulièrement aux Etats-Unis où je me rendis en janvier 1917 pour le vendre.
Vous savez que dans ce pays, les grands affaires cinématographiques sont presque toutes aux mains des Américains de souche germanique, c’est pourquoi je fus fraîchement accueilli lorsque je leur proposai d’acheter mon film. Ils objectèrent, qu’un film de guerre n’intéressait personne chez eux, les Etats-Unis étant décidés plus que jamais à demeurer neutres dans le conflit mondial. Aussi fus-je bien heureux de vendre mon film 50,000 dollars à un acheteur plus audacieux qui, dans les 24 heures réussit à le vendre 500,000 dollars et qui m’avoua ensuite que si, moins pressé, il eut attendu quelques jours, il l’eût vendu 1 million de dollars. Quelques semaines plus tard, l’Amérique entrait en guerre, et la présentation du film avait lieu le jour même de la déclaration de guerre à l’Allemagne.
L’enthousiasme du public fut délirant, d’autant que Sarah Bernhardt, à ce moment là en tournée de conférences aux Etats-Unis, assistait à la présentation et déclama elle-même la Marseillaise.
L’acquéreur définitif fit une fortune. Pour satisfaire à toutes les demandes, ne fut-il pas obligé de faire tirar 300 copies du négatif.
Je crois, ajoute en souriant M. Mercanton, que nous avions bien travaillé pour la propagande française: mieux que ne le pensait le général Pellé !
Et M. Mercanton me quitte pour aller au Gaumont-Palace louer une loge à la présentation de son œuvre organisée par Le Journal et La Cinématographie Française.
(La Cinématographie Française, 7 avril 1923)
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