Jacques Feyder tourne Gribiche

Una scene de Gribiche
Françoise Rosay et le petit Jean Forest dans Gribiche.

Dans une luxueuse salle de bains, aux murs d’argent, Gribiche €s’agite à grands pas. Il est de très mauvaise humeur; il reçoit mal les gens; il les reçoit d’autant plus mal qu’il y est encouragé… par la voix brève de Jacques Feyder, qui, accroupi sur le bord du set, lui lance des indications.

Mais, voici le “bout” fini, et chacun s’empresse pour préparer la scène suivante. La lourde chaleur du studio, par cette journée d’août, n’a vraiment pas l’air d’arrêter beaucoup le travail. La discipline est admirable. L’autorité de Feyder est vraiment celle d’un maître, d’un homme absolument sûr de lui. Je ne m’étonne plus que cette maîtrise se soit manifestée dès L’Atlantide, quand il me dit:

« Sans doute, croyez-vous, comme beaucoup de gens, que mon premier film est L’Atlantide. Mais j’en ai fait vingt-cinq avant. J’ai travaillé longtemps chez Gaumont, avant la guerre. J’ai d’abord été acteur, tenant des rôles de jeune premier dans une quinzaine de films, avec Burguet comme metteur en scène. Puis, j’ai travaillé avec Ravel; je suis devenu son assistant, et j’ai enfin abordé la mise en scène moi-même. Beaucoup s’imaginent qu’on s’improvise metteur en scène, mais ce n’est pas ça. ll y a un A B C du métier à apprendre, une routine de détails, une organisation très complexe, que cette longue période chez Gaumont m’a permis d’apprendre. D’ailleurs, tous les grands metteurs en scène actuels ont débuté chez lui: Perret, Poirier, L’Herbier ont tous commencé comme moi. Mais, comme à cette époque on ne signait pas les films, le public ignore généralement cela. C’est par une longue étude, une longue expérience, que l’on arrive à pouvoir exprimer par l’image l’idée qui est la pensée de l’auteur.

L’écriture est un moyen d’expression; le film en est un autre, tout différent. Evidemment, le plus simple pour nous serait de réaliser des scénarios originaux, écrits, pour l’écran, par des écrivains spécialisés. Mais personne n’écrit pour le cinéma. Alors, nous sommes forcés de prendre une œuvre quelconque, de l’adapter, d’en transposer l’idée d’un premier moyen d’expression, l’écriture, à un autre moyen d’expression, qui est l’imagine. Les actions, elles-mêmes qui se passent dans le roman, peuvent être totalement changées, et l’adaptateur être, cependant, plus près de la pensée de l’auteur que s’il les avait gardées telles qu’elles sont.

Tenez, en voici un exemple dans Crainquebille. La scène a été coupée au montage, mais elle a été tournée. Il y a dans le roman une simple petite phrase, dont le sens est celui-ci: si Crainquebille était lui-même juge, il serait aussi féroce que ceux qui l’ont condamné.

J’ai exprimé cette phrase par un rêve. Crainquebille rêve qu’il marche à l’assaut de l’Elysée avec les maraîchères. On l’acclame. Il renverse le gouvernement. Il devient Crainquebille 1er dictateur. Et il se voit en descendant l’avenue des Champs-Elysées. On l’applaudit. On crie: “Vive Crainquebille!” Et il est heureux, quand, tout à coup, un cri séditieux part dans la foule: “A bas le dictateur!” On arrête le délinquant. Crainquebille, descendu de voiture, se fait amener le malheureux. Il ressemble étonnamment à Crainquebille, le pauvre garçon, mais à l’ancien, au vieux Crainquebille qui n’est pas dictateur. Et le nouveau, celui qui est monarque, juge très sévèrement l’ancien, il le juge et le condamne: un mois de prison et cent francs d’amende. Exactement la peine de Crainquebille dans la réalité. Voilà une idée transformée en action.

Autre chose encore: devant le tribunal, j’ai voulu marquer l’importance du témoin à charge, de l’agent, alors que le témoin à décharge est à peine écouté par le jury. Aussi, le sergent de ville, à la barre, est-il énorme il va presque jusqu’au plafond; c’est un formidable géant, tandis que le témoin à décharge, tout petit, est à peine visible et n’a manifestement aucune influence.

Mais il y a encore autre chose. Le moyen d’expression, si différent, est aussi beaucoup plus lent. L’écriture cinématographique est à l’écriture ordinaire ce que celle-ci est à la sténographie. Elle est beaucoup plus longue. L’image est forcement un moyen d’expression qui prend du temps par sa nature même. Aussi est-il pratiquement impossible de transposer à l’écran, en un film de trois mille mètres, un roman ordinaire. Pour exprimer à l’écran la pensée contenue dans ce roman, il faudrait un film à trois ou quatre épisodes. Ou alors vous ne mettez rien; vous sautez les trois quarts des choses. La trame du roman y est peut-être jusqu’à un certain point, mais l’idée de l’auteur n’y est plus. Vous n’avez pas le temps de l’exprimer. L’ideal, pour un film ordinaire, c’est la nouvelle de cent cinquante pages. La quantité de pensée qu’elle contient peut être exprimée par trois mille mètres de film.

C’est ainsi que j’ai choisi Gribiche. La nouvelle de Frédéric Boutet a à peine cent pages. Le sujet, je crois, sera très “public”, car il me permet de montrer en même temps les milieux populaires de Paris pendant les fêtes du 14 Juillet, les bouillons, les bistrots, les bals de barrière, et aussi le milieu extrêmement élégant dans lequel évolue une Américaine milliardaire.

Vous connaissez l’histoire: cette Américaine veut faire la charité, mais elle ne veut pas d’une charité officielle, organisé et impersonnelle. Elle veut faire la charité elle-même. Aussi adopte-t-elle un petit pauvre, qui est Gribiche. Elle le fait élever dans son hôtel, come s’il était son fils. Elle le fait éduquer très sérieusement; il a un emploi du temps très serré où les leçons variées se succèdent sans interruption. Aussi le pauvre gosse est-il très malheureux. Habitué à la liberté, à l’indépendance, il ne peut s’habituer à cette grandeur, qui est vraiment pour lui une trop lourde charge… et il finit par s’évader. La mère adoptive commence par le traiter d’ingrat, de mauvaise nature; et puis, elle reconnaît qu’elle a eu tort, qu’elle s’est trompée. Et elle en vient à la charité impersonnelle, dont elle ne voulait pas tout d’abord.

Voilà l’histoire, courte, comme vous voyez, courte et simple. Mes interprètes sont Jean Forest, Cécile Guyon, Rolla Norman et Françoise Rosay. Je pense avoir fini bientôt et pouvoir commencer, le 15 septembre, Carmen. Je vais tirer le scénario uniquement de l’œuvre de Mérimée. Et j’ai le meilleur atout en mains, puisque mon interprète sera Raquel Meller. »

Et c’est tout. Le dernier mot à peine prononcé, Jacques Feyder est déjà derrière la camera. Et ne croyez pas surtout que j’ai pu recueillir tout ceci d’un seul jet. Trois phrases par-ci, trois phrases par-là. Entre un sunlight qu’on déplace et un bout qu’on recommence pour la quatrième fois, à cause d’un tout petit détail, Feyder, se passant la main sur le front, pour rassembler ses idées, me dit:

« Où en étions-nous? »

Mais voici la belle Françoise Rosay qui paraît, dans un fourreau de velours framboise, d’une ligne vraiment exquise. Ses cheveux sont saupoudrés d’argent, car elle joue le rôle de la riche Américaine, un peu grisonnante.

« Ne me trouvez-vous très yankee? » me dit-elle en passant avec un sourire.

Mais la scene déjà commence. Tout le monde est en pleine activité; les “une, deux, on tourne” retentissent, pendant que le petit Jean Forest, qui n’est pas en scène, boxe, dans un coin, avec un machiniste. Partout, c’est la gaieté, l’enthousiasme, la bonne volonté de tous, au-dessus desquels planent l’autorité, le grand talent de Feyder. Ma foi, ça vous donne presque envie de tourner!

A. B.

(Ciné-Miroir, 1er Septembre 1925)