Le Cinématographe d’Art

M, Claretie, directeur de la Comédie-Française, écrit dans le Temps les lignes suivantes qu’il nous rapporte d’Italie. L’hommage qu’il rend à la cinématographie est d’autant plus piquant qu’il émane d’un homme épris de théâtre — et dont presque tous les pensionnaires jouent presque aussi souvent devant l’objectif que devant le public du Français.

En regardant ces foules assiéger les petits ou grands théâtres cinématographiques, je rapporte cette conviction que voilà décidément le théâtre de l’avenir, et celui qui hélas! suffira aux curiosités futures. Le théâtre à quatre sous, à trente centesimi (prix unique) attire un public nombreux et lui donne toute la satisfaction voulue. C’est la vieille pantomine d’autrefois mise à la mode et au goût du jour, Cela est clair, rapide, sans fatigue, sans tension d’esprit. C’est de l’art à bon compte et de tout repos. Dans la seule Florence, il y a quatre salles cinématographiques: la salle Edison, la salle Marconi, la salle Volta (tous électriciens), et ce n’est pas seulement des drôleries qu’on montre au public, Savez-vous bien qu’on lui donne un fragment même du Dante avec les vers de l’altissimo poeta projetés sur l’écran lumineux expliquant la scène qui va suivre?

Le Dante cinématographié! On croirait à une gageure. C’est une réalité, et le résultat est vraiment artistique. Victorien Sardou, dans le drame qu’il fit jouer à Londres par Henry Irving, avait en une série de tableaux, que le grand artiste anglais réalisa à prix de guinées, montré les cercles de l’Inferno. Le cinématographe arrive au même résultat sans ces dépenses formidables.

A Pise, devant le palais d’Ugolin, à l’endroit où s’élevait la fameuse tour de la Faim, aujourd’hui disparue, démolie depuis longtemps, une affiche annoncé Il conte Ugolino. Où fut l’histoire passe le fantôme. Le fantôme cinématographique. Des personnages vivants incarnant Dante Alighieri et son guide Virgile montrent dans les sinistres enfers gelés les dents d’Ugolin s’enfonçant dans le crâne de l’archevêque Ruggieri. Les figurants qui ont posé pour cet Ugolin et ce Ruggieri ont le torse nu, les muscles à l’air, et se tordent, celui qui «joue» Ruggieri dans des souffrances affreuses, l’autre de ses longues dents visibles, enfonçant ses crocs dans la chevelure, la chair et comme les os de l’archevêque au visage épouvanté, convulsé de douleur.

«Vision dantesque», dit l’affiche, Et l’affiche a raison. Pas un théâtre ne pourrait rendre avec cette affreuse intensité celle scène d’horreur. Gustave Doré avait tenté l’aventure (et qu’est de venu son tableau?). Le cinématographe est victorieux ici de la peinture et du drame. L’instrument arrive à donner l’impression même des vers du poète — et quel poète! — alors que le pinceau et le décorateur et l’acteur ne le pourraient pas.

Est-ce un progrès? C’est une autre question, mais c’est fait. Et il est bien certain que lorsque le cinématographe ne se contente pas d’être le montreur d’une lanterne magique de bêtise, il peut être un agent d’éducation et une sorte de journal animé. L’autre jour l’empereur d’Allemagne se prêtait en souriant aux opérateurs cinématographistes (le mot a-t-il été déjà crée?), qui tournaient leur manivelle tandis qu’il prenait place dans son canot automobile, Guillaume II sait que le cinématographe est aussi de l’histoire, Il posait donc volonticrs pour ce chroniqueur modern-style. Il emmène avec lui en Grèce et à Corfou un peintre attaché à sa personne. L’artiste rendra les paysages. Mais le cinéma fera les gestes, et le geste, c’est tout l’homme.

Pendant que les journaux annoncent en manchettes les événements de Constantinople, les démissions de ministres, les fusillades sur les places publiques, les envois plus ou moins authentiques de croiseurs ou de cuirassés internationaux vers la Corne d’Or, le cinématographe nous fait assister à la cérémonie du selamlik, nous montre les voitures du sultan se rendant à Sainte-Sophie, les troupes formant la baie – ces troupes qui combattront peut-être les bataillons partis, dit-on, de Salonique — et tranquillement, dans un bon fauteuil, on assisté à ces défilés, a ces manœuvres, a ce spectacle que l’on va chercher si loin, Ce n’est pas la vie, c’est le fantôme de la vie. Mais les philosophes nous dirons qu’il n’y à guère dans la vie que des fantômes et des songes. Ces sages avaient inventé, à leur manière, rêver parmi de changeantes images.

Voilà donc ce qui m’a surtout frappé dans ma visite à l’Italie, Encore un coup, je ne parle pas de l’art, qui reste immaculé malgré l’automobilisme et les inscriptions laissées sur les murailles ou même les dalles des rues par des dernières élections: Votate per… il vero amico del populo. Ou: Elettori, non votate per il gesuita X… — traces des récentes batailles d’opinions. Et je répète que le théâtre au rabais, théâtre facile, le théâtre accessible, le spectacle mis à la portée du plus grand nombre, fera à la longue un tort considérable au théâtre tel qu’il est et même au livre, À quoi bon lire les Misérables quand j’aurais vu Jean Valjean voler les chandeliers de Mgr Myriel et l’évêque lui pardonner? Victor Hugo a génialement décrit la pieuvre. Le cinématographe fera mieux: il me la montrera, gluante et terrible, avec ses affreux suçoirs.

Ceci tuera cela. Mais non, le théâtre a la vie dure et l’art, encore une fois, est immortel. La photographie n’a pas supprimé Carolus Duran, Dagnan ou Besnard. La chromolithographie nous rend les fresques de Ghirlandajo el sauvera peut-être ce qui reste de la Cène de Léonard de Vinci. Un souvenir. Il faut vivre avec son temps. Les vieux palais florentins deviennent des magasins de denrées, comme à Paris l’hôtel Crillon se transforme en hôtel pour voyageurs. J’ai vu sur la muraille noire d’un palazzo cette annonce de boulangerie: Panni tartufati (Ce qui, à Molière, signifie des pains fourrés). Il faut en prendre son parti, et si les automobiles vont vite, en profiter, parce que la vie va plus vite qu’elles. Pronti!

29 Avril 1909