La Femme fatale

Musidora photo Talma (archivio in penombra)
Musidora photo Talma (archivio in penombra)

Demande. — Qu’est-ce qu’un film sensationnel?

Réponse. — Un film sensationnel — les films américains à part — c’est un film qui n’est pas d’actualité. On ne connaît encore presque aucun film sensationnel français qui ait trait à des événements, imaginés ou authentiques, de guerre.

D. — Comment expliquez-vous cela?

R. — Je me garderai bien de l’expliquer, car je suis une nature tranquille qui répugne au pugilat.

D. — A quoi reconnaissez-vous, de prime abord, qu’un film est destiné à être sensationnel?

R. — Aux éclairages. Si, dans les trente-cinq premiers mètres de bande, vous constatez que le metteur en scène a déjà utilisé, par exemple, l’éclairage rose-argenté pour un bureau d’usine, les noirs et les ors Rembrandt en l’honneur d’un figurant qui met son pardessus dans un vestibule, et des premiers plans genre tête-coupée sur velours noir pour rendre évidente l’incertitude d’un monsieur qui hésite entre une sortie à cheval et une promenade en auto, — il y a de grandes chances pour que le film soit sensationnel. J’oubliais qu’un film sensationnel doit au public une “présentation” en gros premiers plans de ses principaux interprètes.

D. — Dites-nous quelques mots de cette présentation.

R. — La présentation de l’héroïne sympathique offre peu de caractère particulier. En revanche, celle de la femme fatale est une révélation foudroyante, et nous savons, dès la première minute, ce qu’on peut craindre d’elle.

D. — Pourquoi?

R. — Parce que: 1° la femme fatale est presque toujours décolletée; 2° elle est souvent armée d’une seringue de Pravaz ou d’un flacon d’éther; 3° elle tourne sinueusement son col de serpent vers le spectateur; 4° et plus rarement, nous ayant montré d’abord des yeux d’une grande étendue, elle les voile lentement de molles paupières, et, avant de disparaître dans les brumes du “fondu”, elle risque le geste le plus osé qu’on puisse se permettre sur l’écran…

D. — Eh là!…

R. — … Je veux dire qu’elle se mord, d’une manière lente et coupable, le lèvre inférieure.

D. — Vous m’avez fait peur. C’est tout?

R. — C’est tout. Mais c’est assez.

D. — Vous ne voulez pas insinuer que la mimique de la femme fatale dans un film sensationnel se borne là?

R. — Malheureusement non. Elle emploie d’autres armes, — j’ai indiqué, plus haut, le poison — comme le poignard, le revolver, la lettre anonyme, et enfin l’élégance.

D. — L’élégance?

R. — J’enteds par là qu’infailliblement la femme qui piétine les cœurs et dévore les cerveaux ne saurait se passer: 1° d’une robe-gaine en velours noir; 2° d’un déshabillé dit “étrange” où l’on voit parfois, en broderies et peintures, l’algue, l’insecte, le reptile et la tête de mort; 3° d’une gerbe de fleurs qu’elle lacère d’un geste cruel.

D. — Quelles sont les occupations de la femme néfaste, lorsqu’elle est seule sur l’écran?

R. — Elle allume una cigarette et s’étend sur un divan. Ou bien elle écrit cauteleuse ment. Ou bien elle relit des lettres et des “documents” qu’elle tire d’une cachette imprévue — le pied de la lampe, la cage de l’ara ou le sixième losange du tapis — ou bien elle va à la fenêtre, soulève le rideau et dessine, du bras levé, un appel mystérieux.

D. — Quel est, à la fin du film sensationnel, le sort de la femme fatale?

R. — Elle meurt, de préférence, sur trois marches recouvertes d’un tapis.

D. — Entre l’apothéose et la chute de la femme fatale, n’y a-t-il point sur l’écran, pour maints gestes passionnants?

R. — Maints, en effet. Les deux principaux sont: le chapeau et le mal de cœur.

D. — Faites comme si je ne les connaissais pas.

R. — Le chapeau de la femme fatale lui épargne, au plus beau moment de sa vilaine carrière, de se dépenser en pantomime. Quand le spectateur voit la femme néfaste se coiffer d’un hibou déployé, d’une tête de jaguar naturalisée, d’une aigrette bifide, d’une araignée poilue, il n’hésite pas, il sait de quoi elle est capable.

D. — Et le mal de cœur?

R. — Le mal de cœur, c’est le grand et ultime moyen par lequel la femme néfaste apprend aux foules qu’elle va pleurer, qu’elle hésite au bord du crime, qu’elle se débat sous une main de fer, ou que la police a saisi la lettre.

D. — Quelle lettre?

R. — La lettre.

D. — Ne pourrait-elle manifester autrement des émotions aussi diverses?

R. — Ce n’est guère l’usage. Le mal de cœur. La poitrine bat, les flancs houlent, les yeux agrandis veulent sortir de l’orbite, la malade avale précipitamment une salive abondante, un mouchoir monte lui aussi, de la ceinture aux lèvres, et…

D. — Assez, assez!… Ce tableau trop fidèle vous vaudra une bonne note, mais je vous attends aux prochaines épreuves: la femme du monde et le Jeune premier.

(Colette, Petit Manuel de l’Aspirant Scénariste)