Le spectacle le plus extraordinaire qu’on puisse voir

Jules Claretie
Jules Claretie (foto Nadar, Gallica – BnF)

Paris, 13 février 1896.

Ces images, que nous ne laissons même pas après nous, ne seront-elles pas, un jour, fixées, dans leur mouvement habituel, par ces photographies animées qu’on nous montre, dans un sous-sol du Grand Café, boulevard des Capucines, et qui sont bien le spectacle le plus extraordinaire qu’on puisse voir? Nous étions là, vendredi dernier, devant les scènes animées du cinématographe, M. Sardou, M. Sorel, M. de Vogüé, le docteur Guyon, et cette transposition de la vie, ce transfert d’êtres allant, venant, respirant, si je puis dire, sur une toile, comme dans la rue, nous comblaient d’étonnement.

On se demande ce qu’on pourra, en art, au théâtre, par exemple, réaliser avec ces photographies agissantes, ambulantes. C’est la réalité même. Des baigneurs se jettent dans la mer, la vague déferle, se brise en paquets d’écume. Un train arrive sur une voie ferrée; les voyageurs en descendent, s’étirant visiblement las; d’autres accourent, ouvrent les portières, montent dans les wagons. Les conducteur les éperonne, les pousse. Une rue de Lyon, avec ses fiacres, ses passants, ses chevaux, ses tramways, nous donne l’illusion d’un voyage. L’arrivée d’un bateau-mouche à une station sur la Saône, donne l’aspect grouillant de passagers pressés, se précipitant sur la passerelle, dans toute la hâle trépidante de la poussée moderne. Ils sont là, saisis sur le vif avec leurs tics et leurs coutumières allures. Il en est qui fument et leur cigare jette à l’air son petit nuage. Visiblement, c’est la vie, la vie de tous les jours, scrupuleusement notée par un instrument qui, avec ses huit cent cinquante instantanés, nous rend, par la rotation, les mouvements (un peu saccadés) de ce microcosme.

Chose curieuse, lorsque la scène est composée, lorsqu’on nous montre, par exemple, deux amis se querellant à propos d’un article de journal, ou un gamin posant le pied sur le tuyau d’arrosage d’un jardinier, la sensation de vérité absolue, de réalité stricte disparait. Il faut à ces photographies animées l’instantané pris sur la vie sans pose. Au moindre apprêt, adieu l’illusion!

— C’est là tout le théâtre, nous disait Sardou. Il faut qu’on y oublie qu’on est au théâtre!

Et nous nous demandions ce que sera le théâtre, précisément, lorsque ces images qu’on nous présente à l’état de fusains animés pourront être polychromes, lorsque les personnages de ces photographies vivantes seront tels que nous les coudoyons, avec la couleur de leurs vêtements et de leur épiderme, lorsqu’il sera possible à un Detaille de nous montrer une bataille d’Iéna animée, lorsqu’en même temps on pourra, par le phonographe perfectionné, rendre le son même de la voix, lorsque tels drames, tels opéras pourront être transportés par ballots, avec leurs premiers rôles et leurs gestes, leurs figurants et leurs mouvements de foules, leurs décors, leurs musiques, leurs chœurs. En vérité, il n’est qu’un désagrément dans la mort, pour ceux qui, comme l’Angély, vivent par curiosité, c’est que nous entrons en plein dans le miracle scientifique et que plus nous irons, plus il sera curieux de vivre.

Maintenant, la curiosité satisfaite donne-t-elle le bonheur? Et ce merveilleux cinématographe, qui nous rend les spectres des vivants, nous donnera-t-il, en nous permettant d’en conserver le fantôme et les gestes, et le son de voix même, la douceur et les caresses des chers êtres disparus? Ce sont là d’autres questions. Je note simplement le spectacle entrevu et stupéfiant. Nous petits-neveux en verront bien d’autres! Et qu’ils d’étonneront de nos étonnements!

Jules Claretie
(Le Temps, La Vie à Paris)