Par Charles Le Fraper

La semaine dernière, le gouvernement français a frappé d’un arrêté d’expulsion un journaliste soviétique qui avait transmis à son pays des nouvelles tendancieuses et inexactes au sujet des manifestations communistes.
Cet acte est une manifestation d’énergie à laquelle nous ne saurions trop applaudir, car nous avons à nous défendre contre la mauvaise propagande faite trop impunément à la France par trop d’indésirables qui trouvent cependant chez nous la plus large hospitalité et aussi leur gagnepain.
Cette digression, qui n’a rien de cinématographique, nous ramène naturellement au film, moyen d’expression inégalable, en fait le plus merveilleux agent de propagande nationale ou le plus malfaisant, selon qu’il est employé de telle ou telle manière.
Citons, par exemple, un article de la Lichtbildbühne, de Berlin, publié le 1er septembre sous le titre: Ils peuvent tout. Cet article nous prouve que certains films de guerre en Amérique, leur pays d’origine, sont véritablement à surprises. Présentés en Allemagne, ils sont nettement contre la guerre; en France, ils sont projetés sous un autre titre, avec une autre version, et glorifient ce qu’ils réprouvent ailleurs: la guerre, tandis qu’en Italie les mêmes films, légèrement maquillés, apparaissent nettement super-pacifistes!
Toutes ces combinaisons, essentiellement commerciales en apparence, sont admises tant qu’elles sont inoffensives, mais deviennent répréhensibles, indésirables et dangereuses si elles se présentent sous des aspects tendancieux, risquant de faire — par l’image — une propagande de nature à creuser le fossé qui existe suffisamment profond entre les peuples. Et ceux-ci paient au prix fort leurs places pour assister à la projection d’une œuvre qui, présentée dans un autre pays, sous une autre forme, dénature leur propre histoire et les montre sous un jour défavorable.
Afin de nous faire mieux comprendre, sans le moindre parti pris, nous traçons des parallèles entre l’expulsion du petit journaliste soviétique et la présentation en grand gala à Paris de La Grande Parade.
Nous avons dit, à l’époque, beaucoup de bien de ce film qui était parfaitement exécuté au point de vue technique. Il eut beaucoup de succès dans notre pays. Son general-manager, qui se disait grand ami de la France, portait à la boutonnière le ruban de la Légion d’honneur. Nos maréchaux de France et nos généraux, de bonne foi, lui accordèrent leur patronage, grâce aux démarches d’un des directeurs français de la Compagnie franco-américaine qui le distribuait en France. Nul ne pouvait, en effet, soupçonner que La Grande Parade de Paris n’était pas la même partout, et ceci d’autant moins que ce film était présenté par une vieille firme française, universellement estimée et respectée, qui ne compte plus les légionnaires dans son état-major. Nous mêmes, au Courrier, nous l’avons défendu, également de bonne foi, lorsque les premières rumeurs défavorables commencèrent à circuler.
Bien que, dans La Grande Parade, nos amis les Américains semblassent avoir seuls gagné la guerre, nous n’en avons pas pris ombrage, ce qui exprime bien notre large libéralisme; nous avons simplement souri.
Or, il paraît que la version initiale de ce film, qui fit recette en France et provoqua dans le monde une floraison de films du même genre, était nettement francophobe. Beaucoup de nos confrères, mieux documentés, l’affîrmèrent et protestèrent vigoureusement. Si cela est prouvé, rien de plus fâcheux. Mais la chose est jugée. N’y revenons pas.
Citons un autre exemple:
Il s’agit d’un autre film de la Metro-Goldwyn, diffusé en France par la Société Gaumont-Metro-Goldwyn et qui provoqua, il y a quelque temps, un échange de notes diplomatiques entre la France et l’Allemagne. Le différend s’est aplani depuis. La Metro de New-York a pris l’engagement, consigné dans la presse allemande, pour éviter d’être boycottée par les directeurs et le public allemand, de retirer ce film de la circulation dans le monde entier.
Or, il appert que Mare Nostrum — pour ne point le nommer — passe en projection en France. Il a été présenté, il y a une quinzaine, à Bordeaux, à l’Olympia, où il figurait au programme d’inauguration de cette salle qui appartient précisément à la Gaumont-Metro-Goldwyn. Il est non moins certain qu’il continue à circuler; qu’il passera à Paris bientôt, après avoir passé au Majestic de Nice et sur bien d’autres écrans français. Qu’est-ce que cela veut dire? La Metro-Goldwyn de New-York aurait-elle oublié sa parole ou la Gaumont-Metro-Goldwyn de Paris prendrait-elle personnellement cette initiative susceptible de nous valoir de graves ennuis diplomatiques et aussi commerciaux, au moment précis où nous venons de signer nos traités de commerce avec l’Allemagne? Est-ce de bonne politique nationale? Nous ne le croyons pas.
On ne nous accusera cependant pas de partialité. Ici même, la semaine dernière, nous avons pris la défense de cette même Compagnie qu’un journaliste, M. André Antoine, semblait accuser de boycotter Napoléon, bien que la G.-M.-G. ait pris des moyens de lancement de ce grand film français tout à fait confidentiels et mystérieux, complètement en dehors de toute publicité… Mais les desseins des grands sont souvent insondables…
Tout de même, il nous est permis de comparer les attitudes des Compagnies américaines. Elles ne sont pas toutes semblables. Et, puisque nous sommes sur ce chapitre, nous en profitons pour répondre à nos amis de l’Amicale des Directeurs de Cinémas qui nous posent la question à propos du film de guerre: Le beau Geste, peut-être inconsciemment francophobe et qui a été interdit en Allemagne, à la demande du ministre de France, par ce qu’il représentait nos officiers sous un aspect tout au moins peu flatteur, pour ne pas dire plus.
Il est certain que, si un tel film était présenté en France dans sa version initiale, et si cette version était telle qu’on le dit, la censure n’hésiterait pas à refaire le geste, le beau geste que le gouvernement vient de faire contre le petit journaliste soviétique et à lui barrer la route.
Mais nous savons également que la Société française, qui représente à Paris la Compagnie américaine éditrice, n’a jamais eu l’intention de diffuser un tel film en France et qu’elle a même usé de toute son influence pour qu’il ne vienne jamais en Europe, n’ayant pas été consultée quand il a été tourné.
Nous avons même appris, au cours d’une conversation que nous avons eue avec M. Alfred Savoir, à son retour d’Amérique, que les dirigeants de la Compagnie américaine, propriétaire du film, n’avaient jamais eu l’intention d’offenser notre pays, au contraire. Ils déploraient eux-mêmes, les premiers, d’avoir heurté sans le vouloir les sentiments patriotiques d’un peuple ami.
De nombreux pays d’Amérique latine, et dernièrement encore le Danemark, et combien d’autres nations, par respect pour les peuples européens et pour la paix du monde, ont interdit Mare Nostrum. Il semble inexplicable que ce film, éminemment tendancieux, passe en France, où l’on ne saurait tolérer, pour l’instant, que des films de nature à provoquer l’horreur de la guerre et conçus dans un esprit absolu de loyauté.
Tel est notre sentiment de Français et aussi d’ancien combattant. Puisque l’Amicale des Directeurs de Cinémas nous fait l’honneur de nous demander notre opinion de jornaliste et de soldat, nous ne saurions mieux lui répondre.
(Le Courrier Cinématographique, 17 Septembre 1927)