Et l’on ouvre toujours…

Cinéma Pathé à cotés du Théatre des Variétés, boulevard Montmartre 1913
Cinéma Pathé à cotés du Théatre des Variétés, boulevard Montmartre 1913

Il ne se passe pas de semaine sans que la Chronique Cinématographique enregistre la création de nouvelles Salles de Cinéma. On annonce très régulièrement les ouvertures d’icelles et leur inauguration brillante. Puis, silence complet.

Qu’advient-il de ces salles? Nul n’en sait jamais rien. Quelques-unes réussissent, un grand nombre d’entre elles se traînent péniblement dans un marasme inextricable et les autres passent de mains en mains et ruinent leurs successifs et trop crédules propriétaires.

Il faudrait pourtant éclairer un peu l’opinion publique affolée par ces annonces répétées d’inaugurations de Palaces Cinématographiques. Elles font trop aisément croire à une fertilité miraculeuse du ciné transformé en une incomparable mine d’or où l’on puise sans discontinuer un copieux dividende.

Il faudrait aussi que nos collègues allumassent leur lanterne, et résistassent à ce mouvement qui les emporte vers de vaines chimères. Combien d’entre eux, hélas! pour le platonique plaisir de posséder un groupe d’établissements, et croyant tripler leurs revenus, ont changé une affaire moyenne en une combinaison désastreuse.

Ainsi, telle salle à façade dorée, citée jadis comme le prototype des Etablissements heureux, n’a jamais donné, chiffres en mains, que d’illusoires bénéfices et frise maintenant la déconfiture. Telle autre est logée à plus mauvaise enseigne encore et se débat péniblement dans le maquis d’une procédure qu’elle met en œuvre pour résilier des achats de terrain à bâtir, effectués à la légère, à l’époque, primaire du Cinéma. Et l’on ouvre quand même sans rime ni raison, des salles de spectacle cinématographique vouées à la faillite avant même d’être terminées.

Les Grands Boulevards de Paris surtout éblouissent de leur mirage trompeur, tel un simple miroir à alouettes, l’immense armée des gogos parisiens.

Inlassablement prospectés par des « spécialistes » qui découvrent partout le coin propice… à la constitution d’une Société anonyme, ils se couvrent de cinémas. On en projette à chaque instant et de temps en temps une nouvelle enseigne électrique s’allume, indiquant l’érection d’un écran de plus.

Il y en aura bientôt dans toutes les boutiques. Est-il sensé de croire au succès de ses exploitations innombrables? Est-il possible d’être assez prétentieux pour supposer qu’on absorbera à son profit et au détriment des autres, une clientèle assez nombreuse pour supporter les centaines de mille francs de frais dont les nouveaux venus seront mathématiquement grevés?

Enfin… enregistrons, nous verrons si mes craintes sont justifiées. L’avenir nous l’apprendra.
Et cet avenir n’est plus très-éloigné.

On sait qu’une nouvelle salle ouvrira bientôt ses portes boulevard Saint-Martin. Le Palais de la Mutualité, rue Saint-Martin, presque à l’angle du boulevard de ce nom, a inauguré vendredi dernier.

On parle d’une salle de 1.500 places boulevard Sébastopol; une autre salle doit être construite d’ici un ou deux mois, à eux pas du Matin, boulevard Poissonnière. Le Cinéma Max Linder, 1.200 places, est en construction au 24 du même boulevard; et au 27 en face, una salle de 4 à 500 places élève sans bruit ses fondations.

Boulevard des Italiens, l’un au coin de la rue de Grammont, dans les locaux occupés autrefois par le Café-Anglais, l’autre à l’angle de la rue Taitbout, deux nouveaux Palaces, de 1.500 places chacun, annoncent pompeusement leur prochaine inauguration.

Boulevard des Capucines, une autre salle se prépare, et ce n’est pas fini.

Où va-t-on?

Les gens sensés, les commerçants sérieux, qui ont examiné successivement toutes ces affaires, colportées naturellement de porte en porte, ont renoncé à ces entreprises après en avoir établi le budget approximatif. Il est de notoriété publique, chez les professionnels bien documentés, que les Cinémas des boulevards, à des rares exceptions près, ne sont pas des affaires extrêmement florissantes. A tel point que l’une des plus brillantes n’a distribué, depuis sa fondation qui date de plusieurs années, qu’un maigre dividende de 6 francs, et ceci une fois seulement.

Les autres Cinématographes sont en général dans des situations moins favorables encore. Plus on criblera le sol de Paris d’établissements, plus la clientèle sera sollicitée, plus elle se divisera, et moins les établissements gagneront d’argent.

Au lieu d’ouvrir toujours des Cinémas nouveaux, ne ferait-on mieux d’embellir ceux qui existent et de leur donner les éléments nécessaires pour conserver leur public, en mettant à leur portée des films un peu plus recherchés et d’un prix moins élevé.

Toutes ces fantaisies spéculatives, décidément trop hardies, n’auront qu’un temps. Le jour où elles seront connues, elles jetteront sur notre industrie un discrédit qui sera son linceul.

Usez Messieurs, mais n’abusez pas.

Charles Le Fraper
(Le Courrier Cinématographique, 14 Février 1914)

Cinéma Omnia Pathé Boulevard Montmartre, la salle de projection 1913
Cinéma Omnia Pathé Boulevard Montmartre, la salle de projection 1913