Le brasier ardent Albatros 1923

Ivan Mosjoukine dans Le Brasier Ardent (Film Albatros

Paris, juin 1923

Un texte inutile correspondant au désir de prendre ses précautions à l’égard d’un public déjà suffisamment averti, précède la projection du remarquable film d’Ivan Mosjoukine. Est-il bien nécessaire de rappeler au spectateur que le Cinéma en est encore à ses premiers pas? Cette assertion, dont les critiques cinégraphes eux-mêmes abusent trop souvent, ne nous paraît avoir qu’une valeur extrêmement relative. Le Ciné d’aujourd’hui s’adapte à notre sensibilité présente, il est inspiré par elle; il lui est trop souvent inférieur, inconscient qu’il semble rester de l’intelligence du Public, surtout populaire; lorsqu’il la bouscule un peu, s’efforce de l’entraîner, de l’affiner, on dit que c’est du Ciné d’avant-garde. Je ne crois pas qu’il y ait en France des artistes véritables résolus à priori à bouleverser les données établies par la logique de l’esprit et les exigences du cœur. Chacun travaille selon sa conception propre du drame universel, selon sa vision personnelle, ses aspirations, et voilà tout. C’est ce qu’Ivan Mosjoukine vient de faire d’une manière éclatante. Et c’est, au fond, cette simplicité de principe qui a dérouté la critique.

C’est cela que l’on aurait dû nous dire sur l’Ecran avant de dérouler sous nos yeux la bande discutée du Brasier ardent. Si l’on voulait absolument nous prévenir de quelque chose il ne fallait pas nous demander « de ne pas en vouloir à l’auteur » mais simplement jeter à la face des spectateurs une phrase dans le genre de celle-ci: « Ce film a été fait par des artistes, selon leur cœur et leur esprit ».

Cette vérité simple, qui est à la base de toute œuvre sincère disparaît aujourd’hui de notre vocabulaire, peut-être avec la sincérité elle même. Certaines personnes, plus averties que moi à n’en pas douter, m’ont dit, après la première vision du Brasier: « Ce n’est pas assez extravagant ». D’autres: « C’est un film illogique, dont le début promet mais dont la suite ne tient pas ». J’avoue que je n’ai pas voulu les entendre. J’ai certainement eu tort. Mais le film de Mosjoukine m’avait profondément ému et je me suis défendu. Antoine avait-il raison de dire que nous retrouvons devant l’Ecran la mentalité passive d’enfants sages devant la lanterne magique? Sans doute. Mais il y a, dans la compréhension d’une œuvre d’art quelle qu’elle soit un principe de sympathie, au sens large du mot, que je m’efforcerai toujours de conserver.

Sans ce principe, un peu trop oublié dans la bataille présente des origines du Cinéma, il n’y a pas de communication directe entre un auteur et son public. L’œuvre aussitôt s’objective, se désarme devant les instruments bien aiguisés des critiques. Cette expérience, pour l’excellence du métier et l’épreuve finale des résultats, est nécessaire. Mais elle ne doit pas supprimer l’autre, la grande, la généreuse expérience subjective. C’est à ce point de vue que nous avons voulu nous placer pour comprendre et juger Le Brasier Ardent.

Les résultats ne nous ont pas déçu, puisque nous nous sommes aperçus, au-delà de la belle émotion que nous devions à notre sympathie, que nous avions compris, grâce à elle, ce qui avait échappé à d’autres. Notamment la soi-disant contradiction entre les deux parties du film, imaginaire et réelle, ne nous est pas apparue. Nous sommes, peut-être, doués d’une vue plus faible. En ce cas, laissez-nous vous exposer la chose, et nos lecteurs jugeront eux-mêmes:

Une femme, partie de bas, a été gauvée par un homme essentiellement bon. Voilà la première donnée, très simple. Dans son cœur et dans sa pensée tourbillonnent des forces encore obscures. Ces forces la poussent irrésistiblement vers un être qu’elle ne connaît pas. Avant de s’eudormir, elle a lu un livre sur les exploits du célèbre détective Z, elle en a contemplé les illustrations qui le représentaient sous plusieurs déguisements. Elle s’endort. Dans son rêve, elle se sent attirée violemment au dehors de sa vie. Elle brûle. Elle est, par son état d’âme, sur le brasier ardent. Des mains puissantes la traînent par les cheveux. Tout-à-coup, le visage de celui qui la torture et cherche à l’attirer vers lui apparaît. Elle fuit, elle se heurte au malheureux qui est son mari et lui crie: « Femme, arrête-toi! » Elle pénètre dans un lieu de luxe et de débauche. Parmi les femmes étendues, un homme passe, souverain et dédaigneux. C’est Z. Brusquement, comme dans tous les rêves, les images changent de décor. Puis, voici la cathédrale. Elle se marie, avec l’homme bon qui est effectivement son époux. Logique du souvenir. L’évêque les bènit et lui dit: « Va retourne à ton foyer ». C’est le même visage qui la poursuit. C’est Z. Elle sort de la cathédrale, un mendiant lui tend les mains. C’est encore lui. Elle le secourt. Elle lui donne tous ses bijoux. Il n’en veut pas, les laisse tomber sur le sol, continue de tendre les mains, puis, se tue. Désespérée, elle se jette dans les bras d’un autre mendiant: son mari. Elle s’éveille.

Rêve cohérent. Les flammes qui brûlent à ses pieds et autour d’elle pendant qu’elle le vit rendent l’état de son cœur. C’est le Brasier Ardent, c’est la passion qui couve. Le mendiant d’amour qui se traîne après elle, la retient et lui crie : « Femme, arrête-toi! » c’est bien la symbolisation du mari amoureux et bon qui l’a sauvée et auprès duquel elle vit, indifférente à son égard, tourmentée par ses désirs secrets. L’homme qui l’attire par les cheveux vers le bûcher, c’est l’Inconnu qui l’attend dans le proche futur, c’est l’Homme du Destin dont elle a le pressentiment brûlant. Les autres incarnations de rêve de celui-ci correspondent à des époques du rôle qu’il va jouer dans la réalité. Un jour, avec le même visage, il passera parmi des femmes étendues, dans un lieu de débauche plus précis. Plus tard, il aura la même expression sereine que l’Evêque et prononcera les mêmes paroles : « Va! Retourne à ton foyer ». Enfin, quand il aura lui-même succombé à l’amour, il sera le mendiant douloureux qui refuse les présents qu’on lui offre et se tue.

Le Rêve annonce la Réalité. Je n’ai pas trouvé que la vision de celle-ci fut en désaccord avec celui-là. L’Homme du Destin c’est le détective Z, celui précisément dont les images, dans le livre de ses Exploits, ont suscité et amené le Rêve. Coïncidence voulue, fantaisie qui ne fait qu’accentuer l’emprise du film. La Femme s’éveille et la Réalité se déroule, dans une atmosphère légère et désinvolte qui est, à notre sens, une grande et profonde habileté. C’est le Rêve qui est pesant, fatal, irrémédiable. La Vie, représentée par le film de Mosjoukine, ne le reproduit pas. Elle a bien son aspect trompeur et souriant, son allure dégagée. Elle ne rappelle le Rêve que par les coups successifs, espacés, du Destin. C’est bien ainsi que les choses se passent. C’est peut-être aussi ce qui a dérouté certains. Mais nous ne croyons pas avoir lu d’étonnement sur le visage des spectateurs, aux séances du public et ceux-ci paraissaient emportés par le flot des événements sans se reporter froidement, maladroitement aux épisodes du Rêve. Seuls les visages apparus dans le Pressentiment de début, seules les deux paroles prononcées reparaissent « Femme, arrête-toi! » et « Va, retourne à ton foyer! ». C’est assez.

Oui, les événements se déroulent dans une atmosphère de fantaisie délicieuse. L’excentricité du Club des Chercheurs nous est apparue très supérieure à celle de la foire cubiste du Docteur Caligari. Le décor en est franchement intéressant au lieu d’être une déformation recherchée. Le style y remplace la folie. Les scénes du Chœur des Psychologues sont d’une ironie charmante, nullement ridicule. Elles évoquent l’idée d’une parodie visuelle de ces chœurs d’opérette ou d’opéra-comique que l’on ne pourrait plus réellement parodier tellement ils sont comiques par eux-mêmes. La scène, surtout, où la Femme vient de surprendre Z dans sa chambre en possession d’une précieuse serviette, qu’elle a volée, nous a séduit. Son déroulement en est essentiellement inattendu. Deux adversaires sont face à face, une jeune femme, un jeune homme. Celui-ci a su s’emparer d’un objet auquel l’autre tient. D’abord, elle tente de s’en emparer à nouveau par l’adresse, puis elle supplie, se fait câline, séductrice. Rien n’y fait. Alors, ils parlent. Et, pour la première fois, l’Art Silencieux se substitue sans faiblesse à la scène de comédie. Z apprend que l’attraction de Paris seule retient la Femme, l’empêche de vivre heureuse dans son foyer, de suivre son mari. Ils ouvrent la fenêtre et regardent la place de la Concorde. Ils évoquent des souvenirs de plaisirs et de joie. Ils sont charmants de simple jeunesse. Ils parlent de spectacles, de music-hall, de revues à grande mise en scène, de tours de force, ils les reconstituent, à deux. La serviette, enjeu oublié du duel, joue son rôle muet. Cette scène nous a rappelé la manière de M. Sacha Guitry.

L’émotion, dans cette remarquable bande, n’a rien de facile ni de prévu. Certains duos silencieux de Z et de la Femme ont une noble puissance et se jouent sur des fonds nus qui donnent plus d’acuité encore à l’expression des visages. Les moments de faiblesse de l’homme sont pathétiques par leur simplicité enjouée. La scène des maux de dents, auprès de la vieille grand-mère qui n’en est pas dupe, est véritablement touchante. La joie finale est une explosion de jeunesse où apparaît le double caractère du héros, l’un de rigueur et l’autre franchement humain. De cette dualité difficile, nécessaire au dégagement de l’émotion, de l’héroïsme et de la sympathie, l’auteur s’est tiré avec maîtrise et sans aucune lourdeur.

On ne peut dire que ce dénouement heureux soit illogique. Le mendiant du rêve, en effet, ne se tue pas réellement. Son geste est symbolique de son sacrifice d’amour: ce n’est pas le pressentiment d’un drame sombre. Il faut, d’autre part, proclamer que le Brasier fourmille de qualités. La scène du cabaret de Montmartre est nouvelle, ce qui peut paraître prodigieux, si l’on tient compte de la débauche de restaurants de nuit que nous subissons dans la production cinégraphique de cette année. Son rythme en est prenant, saccadé, tragique, au point que le vaste orchestre de Marivaux peut à peine le suivre et lui paraît inférieur.

La technique de ce beau film est remarquable. Le Club des Chercheurs en est une preuve étonnante et plus encore, peut-être, cette descente d’escalier du cabaret dont le rythme de danse nous installe d’autorité dans la nouvelle atmosphère. Un grand nombre d’idées ingénieuses fourmille. Les négatifs sont inattendus et logiques. Le défilé des ombres devant l’horloge produit une impression marquante.

Le film de Mosjoukine est, à n’en pas douter, une manière de chef-d’œuvre et nous sommes heureux qu’une grande salle des boulevards ait su le montrer au public parisien.

Nous en sommes heureux pour l’auteur, pour nous-mêmes, et surtout, pour cette vaillante Société des Films Albatros, dont l’effort soutenu en faveur du beau film, est un gage de succès certain dans le présent et l’avenir.

Jean Tedesco.

Pendant que l’on tourne Kean

Montreuil, Mai 1923

Après Le Chant de l’Amour Triomphant, dont nous avons eu l’occasion de parler, et qui fait revivre devant nous l’époque poétique de la Renaissance italienne, voici que la Société « Albatros » tourne un scénario tiré de Kean, d’Alexandre Dumas. et dont elle a confié la mise en scène à M. Alexandre Volkoff, le créateur de La Maison du Mystère. Ce nouveau film va évoquer, devant les yeux des spectateurs, la vie de Londres au début du siècle dernier.

Le public ne se doute jamais de l’énorme travail de préparation qu’exige la mise en scène des films qui se passent à des époques différentes de la nôtre. Pendant des semaines et des semaines, j’ai pu voir MM. Volkoff, Mosjoukine, le principal interprète, Lochavoff, le décorateur d’« Albatros », entourés de nombreux techniciens, étudier d’après les documents de l’époque, la vie, les costumes, les intérieurs d’il y a cent et quelques années. C’est seulement à la suite de ce minutieux travail que l’on a préparé les maquettes des décors et des costumes. Les soins que l’on devait y apporter étaient d’autant plus délicats que, en plus des scènes de la vie de la grande société londonienne et des tavernes de matelots, on verra reconstitué sur l’écran le fameux théâtre de Drury-Lane, avec sa salle de spectacle au cours des représentations de Roméo et Juliette et d’Hamlet.

Fidèle à sa tradition artistique, la Société « Albatros » a particulièrement soigné ce côté de la mise en scène. Non moins brillante sera la distribution qui réunira sur l’écran les noms de nombreuses vedettes internationaies. En effet, jamais peut-être jusqu’à présent, un film n’a groupé autant de représentants de différentes nationalités. Nous y verrons les Russes, Ivan Mosjoukine, dans le rôle de Kean; Nicolas Koline, dans celui du souffleur Salomon ; Nathalie Lissenko (la comtesse de Koefeld), les Français Bras et Deneubourg ; le Danois Otto Detlefsen, (le Prince de Galles) ; le grand artiste et scénariste anglais, Kenelm Foss, (Lord Mewil), et la toute gracieuse jeune Anglaise Mary Odette, dans le rôle tragiquement sentimental d’Anna Damby.

Depuis trois semaines, le studio de Montreuil est de nouveau empli de ce bourdonnement de travail actif et ordonné qui caractérise si bien l’homme méthodique qu’est M. Volkoff. J’aurais bien voulu m’entretenir plus longuement avec lui, mais on n’ose pas l’aborder tellement on le voit surchargé de besogne. C’est tout juste si j’ai réussi à échanger quelques paroles avec lui.

— Eh bien, cher Monsieur, lui dis-je, vous devez être aux nues. Si je ne me trompe, Kean est un sujet qui, depuis longtemps, vous tentait au même titre que notre ami Mosjoukine.…. Je crois que vous voilà entouré de tous les éléments de succès.

— Oui, mais cette mise en scène est hérissée de difficultés. Vous avez vu ce que nous avons eu à faire pour les décors et les costumes. Mais ce n’est gas tout. II y a encore la question des usages et du maintien qui n’étaient pas, il y a cent ans, ce qu’ils sont maintenant. Ceux qui voudront, dans l’avenir, reproduire notre époque auront, certes, plus de facilités que nous, car il n’auront qu’à revoir les films contemporains pour avoir une image vivante de notre temps. Nous n’avons pas, hélas! cette ressource. D’ailleurs, le travail n’en est peut-être que plus intéressant. Surtout n’oubliez pas de dire l’accueil charmant que nous avons trouvé partout où nous avons porté nos pas à la recherche d’une documentation authentique. À ce point de vue, l’Administration de la Bibliothèque Nationale a été particulièrement aimable puis-qu’elle nous a autorisés à faire prendre par notre opérateur des photos de sa collection d’estampes. Mais excusez-moi, voilà que mes appareils sont en place; je vais recommencer le travail. Ne vous gênez pas, vous êtes chez vous ici. Promenez-vous à votre guise, observez et merci de votre visite.

C’est une scène dans le vestibule de la maison de Kean. Le célèbre artiste est harcelé par ses créanciers qui tentent d’envahir sa demeure et de se saisir de ses meubles. Très ennuyé, Kean ne sait que faire, çar il n’a pas sur lui l’argent nécessaire. L’aura-t-il jamais, lui qui dépense son argent aussi facilement qu’il le gagne? Soudain, une idée ingénieuse lui vient. En un tour de main, il a fait endosser une peau de tigre à son fidèle Salomon, le souffeur de théâtre de Drury-Lane qui, jusqu’à la mort, restera entièrement dévoué à celui qu’il considère comme la plus grande gloire du Royaume-Uni. Et tandis que Kean se cache derrière une colonne pour ne rien perdre de la scène burlesque qui va se dérouler, Salomon rugit terriblement, fait des bons de félin et menace de ses griffes les créanciers terrorisés qui s’empressent d’abandonner la place.

Dans cette scène, M. Koline est réellement inénarrable. Cet artiste nouvellement venu au cinéma, puisque La Maison du Mystère à été son premier film, s’affirme de plus en plus comme une des plus brillantes vedettes de notre écran.

Quant à M. Mosjoukine, il ne vit actuellement que par son rôle dont il étudie et discute les moindres nuances. Le maquillage n’a pas de secret pour lui et il a su se composer des têtes remarquables.

— Que tout cela est compliqué, me dit-il, pendant un arrêt de son travail. Je crois comprendre Kean et le sentir, mais il y a le public… Saurai-je l’atteindre à travers l’écran. Kean est un acteur. Dans l’expression de ses sentiments les plus sincères, les plus profonds, lès plus intimes dans la tristesse, comme dans la joie, dans l’amour comme dans la colère, il reste acteur jusqu’à la moëlle des os, exalté, exubérant, souvent esclave du geste. Saurai-je faire voir ce personnage aux spectateurs des salles Telle pose naturellement affectée chez lui ne paraîtra-t-elle pas bouffonne au grand public ? Un rien, une demi-nuance pourra fausser le résultat que je cherche à atteindre. Et cette question me préoccupe vivement.

Je le regarde s’en aller de son pas alerte, et je me dis qu’il ne changera jamais. Car, dans tous ses rôles, je l’ai vu s’incorporer ainsi entièrement à son personnage, traverser les mêmes transes. N’est-ce pas là le propre d’un véritable artiste?

Et voici Miss Mary Odette qui nous apporte la grâce et la jeunesse de son sourire charmant, la simple et sincère éloquence de son regard: Combien gentiment elle se prête aux exigences de M. Volkoff et se joint à ses efforts pour vaincre, par la bonne volonté et la sensibilité artistiques, les durs obstacles que dresse entre eux la différence de langues…

Je quitte Montreuil impatient d’y retourner à la prochaine occasion, impatient surtout de voir à l’écran le beau film que sera Kean.

V. Mery

Nazimova intime

Paris, Mai 1923

Nous demandions à la grande artiste qui va bientôt nous revenir avec « Maison de Poupée », version cinégraphique de la célèbre pièce d’Henrik Ibsen, quelle était sa recette de beauté et de bonheur. Voici ce qu’elle nous répondit:

« C’est le privilège de toute femme d’être belle, nous dit-on. Je prétends que c’est le devoir de toute femme! Mais ce devoir ne se résume pas au miroir, car la beauté est bien au-delà de l’épiderme…

« Vous vous rappelez la citation d’Addison: « Il doit plaire à Dieu lui-même de voir que ses créatures s’embellissent éternellement à ses yeux.» Mais qui nous dit qu’Addison ne voulait point parler de la beauté intellectuelle, ou de la beauté morale, ou de la beauté utilitaire?

« Que peut-on faire pour être belle? Pour notre beauté physique nous devons avec diligence observer l’abnégation dans notre vie quotidienne. Il faut se nourrir avec soin et intelligence et prendre de l’exercice régulier bien approprié. Pour la beauté intellectuelle et morale, il faut lire de bons et beaux livres et se mêler aux penseurs et aux travailleurs. Pour la beauté de notre âme, nous devons entendre de la bonne musique, vivre dans la compagnie des animaux et des oiseaux, aimer et respecter les petits enfants.

« En ce qui me concerne, je trouve mon plus grand bonheur — et quelle beauté vaudrait elle plus que le bonheur — en demeurant constamment active par l’esprit et le corps. Je me lève à sept heures et travaille jusqu’à sept heures et, si je n’ai pas à travailler la nuit, je me retire à neuf heures. Je m’efforce de remplir chaque jour ma pleine tâche, de lire beaucoup et bien, d’écrire un peu, de faire une heure ou deux de musique, des exercices en plein air —sans oublier un peu de temps pour les enfants et les bêtes favorites. »

Nazimova est arrivée aux Etats-Unis en 1904 avec une troupe russe, dont le principal acteur était Paul Orlener; elle joua d’abord dans un théâtre Yiddish de New-York.

Dés cette époque, comme le remarque spirituellement Herbert Howe, elle était spécialisée — même dans son propre pays — pour jouer les rôles d’étrangers. Aussi effective d’ailleurs dans la comédie que dans la tragédie.

Le Tout New-York alla curieusement voir, dans son faubourg, la brillante étrangère. Six mois après cette découverte, elle avait appris l’anglais — en prenant soin de conserver un léger accent — et abordait directement le public américain.

On dit qu’à cette époque Orlener et elle s’aimaient, mais que, prévoyant le brillant avenir qui attendait la jeune femme, il se sacrifia. Peut-être l’histoire a-t-elle été arrangée après coup…

Plus tard elle rencontra un acteur anglais, beau et imposant, qui fut son partenaire dans Trois Semaines. Elle l’avait déjà remarqué. Subjuguée par sa haute taille, son aspect dominateur, elle bondit sur une chaise et lui tendit la main.

Et ainsi Alla Nazimova devint Mrs. Charles Bryant.

Le premier grand succès de Nazimova fut Hedda Gabler. Celui qu’elle obtint dans le personnage principal de Bella Dona (d’après le roman de Hichens), souleva quelque scandale.

Nazimova vit pour son art, nous assure Herbert Howe. Arrêtez son activité et elle mourra d’ennui faute d’autre intérêt. Son attitude défiante, parfois ironique, cache mal sa sensibilité. Elle est extrêmement susceptible en matière artistique: les critiques hostiles la touchent vivement, sans qu’elle veuille le laisser voir. Elle ne craint pas les responsabilités; la seule déclaration qu’elle n’est pas capable de réussir tel ou tel essai suffit pour qu’elle l’entreprenne. En dehors du théâtre, pourtant, aucune obstination. En affaires, aucune capacité; elle n’a pas mis d’argent de côté jusqu’à son mariage.

Nazimova habite, à Hollywood, sur la route qui mène aux collines de Beverley, une grande maison carrée, imposante, dont les murs sont teints couleur crème et qu’entoure un délicieux jardin, plus clos et plus intense que ne le sont d’ordinaire ceux de Hollywood.

Le salon est éclairé, le soir, par la lumière ambrée de lampes, voilées de gazes mauves et noires; de grands divans pourpres, des laques, miroir voilé d’une dentelle d’or lui donnent une personnalité étrange.

La poignée de main de Nazimova est franche, directe — masculine.

Elle est toujours en mouvement. Quand elle est obligée de s’asseoir, ses pieds et ses mains ne cessent de bouger.

Sa recette pour conserver sa taille: Premier déjeuner, de l’eau chaude, avec un soupçon de citron.

Déjeuner, un œuf cuit trois minutes, une rôtie, une tasse de thé sans sucre.

Dîner, un peu de viande.

L’enfant chéri de Nazimova est Salomé. C’est l’œuvre qu’elle a réalisée selon ses idées, avec son propre argent.

« Ce qui rend malheureux les créateurs de l’écran, dit-elle, c’est l’impossibilité matérielle où ils peuvent se trouver d’exprimer ce qu’ils sentent. Un peintre peut réaliser son idéal en mourant de faim dans un grenier: il suffit qu’il ait des couleurs, des pinceaux, une toile. Que peut réaliser un artiste de cinéma, s’il n’a pas une fortune pour tourner un film?

« Aussi j’ai économisé l’argent que j’avais gagné en travaillant pour les autres. Une fois libre, j’ai rapporté cet argent à l’écran qui me les avait fait gagner. »

Ce qu’elle pense du Cinéma

A l’un de nos confrères qui lui demandait, ily a quelques temps ce qu’elle pensait du cinéma, Nazimova répondit:

« J’aime le cinéma. Encore que pour être digne de l’engouement du public il doive être fait de sincérité, comme d’ailleurs tous les autres arts.

« Voyez, je puis exprimer la tristesse, dit-elle en donnant un rictus à son visage; ou la colère — nouvelle grimace. Mais si je n’éprouve pas réellement de semblables sentiments au plus profond de mon être, je ne puis être qu’une quelconque cabotine.

« On doit vivre son personnage si l’on veut que le spectateur prenne intérêt à ce qui lui arrive au cours de l’intrigue. Bien des gens me disent: « Mais, comment pouvez-vous vivre un rôle au cinéma, alors que tant d’interruptions se produisent à chaque instant, que cela vienne des lumières artificielles, de l’appareil de prise de vues, de l’erreur d’un partenaire, d’une sortie intempestive au dehors du « champ »?

Mais, à bien réfléchir, on retrouve d’autres sources de gêne, différentes, mais aussi ennuyeuses, dans les autres domaines, à la scène surtout. Comme dans les autres arts, la sincérité, au cinéma, doit tout primer, je le répète. Je suis sincère devant l’appareil de prise de vues comme je l’ai été devant le trou du souffleur, et j’aime le cinéma tout comme le théâtre.

« En outre, je reconnais avec plaisir qu’au cinéma on peut parfaire tout à loisir son interprétation d’un personnage, tandis qu’à la scène, il n’y a plus revenir sur un jeu de scène, sur une tirade, une fois qu’on les a livrés au publie. Pour ma part, je n’hésite jamais à recommencer toute scène que je sens pouvoir parfaire si peu que ce soit. Evidemment cela entraîne à une consommation de pellicule qui peut paraître excessive, à première vue. Mais au total cela fait tant pour le renom de l’artiste qui se montre si difficile envers son propre travail que la compagnie à laquelle j’appartiens, entre autres ne m’a jamais reproché l’amas de pellicule que je laisse forcément de côté.

« Enfin, déclare Alla Nazimova, s’il est un défaut qu’on puisse reprocher au cinéma, du moins au cinéma actuel, c’est la fausseté, la convention des scénarios. Et, malheureusement, on ne peut réellement vivre son personnage que s’il agit conformément à la vie vraie, que s’il est constamment logique avec lui-même, logique avec la généralité des cas analogues connus. En tout cas, en ce qui me concerne personnellement, je m’estime très heureuse de la qualité des scénarios qu’il m’a été donné, depuis mes débuts à l’écran, de tourner. »

Comment elle tourne

« Rien n’est plus intéressant, racontait, il y a quelque temps Mme Howells, dans La Cinématographie Française, que d’assister à une scène de prise de vue avec Nazimova. Elle entre dans la peau de son personnage avec une conscience, un oubli des contingences extérieures vraiment extraordinaires. Oubliant tout ce qui l’entoure, elle est de toute son âme, de toute sa force à son rôle; aucune gêne, aucun préjugé mesquin, elle vit pendant un moment la vie du personnage qu’elle a décidé de représenter.

« J’ai eu le privilège de lui voir tourner quelques scènes de Hors la Brume et jamais je ne fus impressionnée aussi vivement.

« Nazimova, en fille de gardien du phare, vêtue de haillons et pieds nus, vaque aux soins du ménage; les pirates pénètrent dans la tour qui porte le phare, enferment le père et emportent l’enfant.

La lutte entre la frêle artiste et le rude marin est épique.

« Bien que le cinéma soit muet, Nazimova poussait des cris d’une violence à faire frissonner. Sa voix angoissante pouvait s’entendre à un un mille de là et les assistants sentaient leur sang se glacer. Elle se dégage, le marin la ressaisit de ses grosses mains velues. L’artiste se débat de plus belle; elle mord, elle griffe, elle frappe de toute la force de ses poings et de ses pieds, tant et si bien que le colosse est obligé de lâcher prise.

« L’appareil cesse de tourner; Nazimova demeure sans forces. Puis elle demande au marin: Vous ai-je fait mal? Je crois bien avoir frappé un peu fort…

« L’homme sourit tout en faisant la grimace et montre sur ses rudes bras les traces rouges laissées par les dents de l’artiste, et sur ses jambes de larges taches noires. « Vous êtes très réaliste, madame, dit-il, mais j’ai dû moi-même vous faire mal en vous serrant. »

« Nazimova fait un geste négatif et saute dans son cabinet de toilette achever son sandwich et changer de costume.

« Quelques minutes après elle apparaissait dans une robe merveilleuse d’un tissu châtoyant et constellé de pierreries. En la voyant ainsi éblouissante et radieuse, je ne pouvais me figurer que c’était la même femme qui, tout à l’heure, nous faisait frissonner en petite misérable sans robe et sans souliers…

« Mais c’est le secret de Nazimova d’être tour à tour, et dans la perfection, le ver qui rampe ou le scintillant papillon. »